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Fenêtres sur le passé
1870
L'histoire du travail avant 1789
Les corporations ouvrières
Source : L’Électeur du Finistère mars 1870
Auteur :
ERNEST CAMESCASSE.
L'Histoire du travail avant 1789
Les corporations ouvrières
Qu'était l'ouvrier autrefois, sous l'ancien régime, avant la grande Révolution française ?
Avait-il des garanties pour son travail et son salaire ?
Quelle était sa position sociale ?
Telles sont les questions que nous allons examiner rapidement, et qui ne sont bien connues que depuis peu.
ERNEST CAMESCASSE.
Né à Brest, 23-09-1838
Mort à Paris le 08-06-1897
Avocat
Préfet du Finistère 1870
Député du Finistère 1881 – 1885
Préfet de Police de Paris 1881 – 1885
Autrefois, l'histoire s'occupait surtout des rois, des seigneurs, des batailles, des conquêtes ;
aujourd'hui, elle recherche dans le passé, l'homme, ses mœurs, ses idées à tous les degrés de l'échelle sociale,
pour tirer de cette étude des enseignements utiles au présent et à l'avenir de tous.
Nous ne parlerons pas de l'antiquité : le travailleur y était esclave, c'est-à-dire un peu moins qu'une chose.
Le maître avait sur lui droit de vie et de mort :
ces êtres qui labouraient, lissaient, forgeaient, n'étaient pas des hommes.
Plaçons-nous donc à un moment où, depuis le christianisme et après la chute de l'Empire romain,
la société moderne est à son aurore et commence à sortir du chaos.
Nous sommes, si vous voulez, en l'an 1000.
— Que voyons-nous ? —
Des seigneurs conquérants, toujours en armes, retranchés dans ces châteaux formidables
dont les ruines nous étonnent, quand nous les voyons dominer encore les campagnes paisibles
qui n'ont plus rien à en redouter.
Puis, autour de ces châteaux, serrées autour de la colline qui les portait ordinairement, des maisons étroites,
obscures, assez semblables aux petites fermes de Bretagne, où vit une population pauvre,
toujours menacée dans sa personne ou ses biens.
Ceux qui travaillaient la terre ou exerçaient un métier étaient pour la plupart serfs du seigneur,
c'est-à-dire que le seigneur pouvait, suivant ses besoins
et ses caprices, les soumettre aux impôts les plus vexatoires, et à leur mort confisquer leur mince héritage.
C'était presque l'esclavage, avec ce grand progrès
que la nouvelle loi morale disait qu'il était mal d'abuser
de ce pouvoir, et que les victimes sentaient
qu'elles avaient le moyen d'échapper à la tyrannie.
En effet, l'instinct de la liberté germait dans ces âmes incultes ; dans les vieux coffres et les bahuts se cachaient
quelques pauvres épargnes, et, d'un autre côté, les seigneurs sentaient bien que celui dont la liberté et la propriété sont incessamment menacées, travaille mal.
Aussi, poussés par une loi mystérieuse, tous les travailleurs du même métier s'entendaient pour réunir une somme avec laquelle ils achetaient du seigneur le droit de travailler librement avec des garanties pour eux et leur famille,
et le seigneur souvent pressé d'argent était intéressé à respecter le contrat.
Ces hommes, ainsi réunis par métiers, formèrent les premières corporations ouvrières.
Lorsque, dans les villes importantes, plusieurs groupes de travailleurs se furent ainsi affranchis,
on se demanda pourquoi la commune elle-même, qui était sous la dépendance du seigneur comme l'ouvrier,
ne s'affranchirait pas en bloc, et alors, moitié par consentement mutuel, moitié par force,
les villes « une à une » s'émancipèrent, et le grand travail de l’indépendance des villes se fit dans toute la France
(XIe et XIIe siècles).
Mais il n'est que juste de rappeler que ce fut par les travailleurs que ce grand mouvement commença.
C'est à eux que nous devons ces victoires obscures, mais fécondes, dont la liberté de la nation a été le prix.
Tout naturellement, les corps de métiers ainsi constitués occupaient certains quartiers de la ville,
comme aujourd’hui encore en Orient et dans quelques villes de France, où les bouchers, par exemple (à Limoges),
sont depuis plusieurs siècles en possession de deux ou trois rues.
Pour se défendre au besoin, il fallait être près les uns des autres.
Les membres de la corporation élisaient entre eux des chefs ou juges
qui réglaient les contestations, comme les prud’hommes aujourd’hui,
et surtout faisaient respecter les droits de l’association.
Car, du moment qu'elle avait acheté le droit d'exercer un métier,
la société prétendait être seule à l'exercer, et c'était là l'essence même
de l'institution : pas de concurrence, telle était la devise.
On devine facilement à quelles discussions interminables donnait lieu ce système entre ces corporations, dont les travaux avaient souvent beaucoup d'analogie
les uns avec les autres.
Le moyen-âge est plein du récit de procès souvent ridicules
que se faisaient entr'elles les corporations.
Ainsi, un jour, les chaussiers (marchands de chausses ou pantalons), cherchèrent noise aux fripiers,
parce que ceux-ci prenaient de vieux vêtements, en pressaient avec soin, les mettaient dans des tiroirs,
et les vendaient comme neufs.
Or, les chaussiers soutenaient que seuls ils avaient le droit de vendre des objets neufs,
que les fripiers ne pouvaient vendre que du vieux.
Mais nous ne vendons que du vieux, disaient ceux-ci.
Soit, reprenaient les chaussiers, mais vous le vendez comme neuf ; donc, vous usurpez.
Les tribunaux du temps donnèrent raison aux chaussiers, et les fripiers ne purent, à l'avenir,
vendre que des objets ayant servi, et pendus à un clou, pour qu'on n'en puisse dissimuler les plis.
D'autres fois, certaines corporations, non contente s d'exercer seules leur métier, prétendaient imposer leurs services, même quand on pouvait s'en passer.
Ainsi, au XIIIe siècle, à paris, existait le corps des Crieurs de vins, qui faisaient l’office d'affiches ambulantes
pour les liquides.
Ils couraient les rues, offrant du vin de certains marchands, en indiquant le prix.
Mais quand un débitant ne voulait pas les payer pour cet office et déclarait
se passer de publicité, les Crieurs avaient le droit d'annoncer de force,
et quand on refusait de fixer un prix, on criait le vin d'après
une taxe faite d'avance, et appelée le prix du roi.
Ces mêmes crieurs de vins, quand ils enterraient un des leurs, offraient à boire
à la foule, excellent moyen pour avoir des convois bien escortés !
Les corps de métiers, défiants et hostiles envers leurs voisins,
étaient utiles et secourables pour les membres de la Société.
C'est toujours ainsi au moyen-âge : le sentiment généreux de la fraternité,
qui nous fait voir dans notre semblable un ami et un frère, n'était pas né.
On était au contraire porté à voir dans tout étranger,
un ennemi ou un concurrent dangereux ;
seuls, les membres de chaque Société avaient droit aux secours
de toutes sortes et à l'assistance, tandis qu'aujourd'hui on ne demande pas à un ouvrier quel est son état
ou sa religion, quand il veut entrer par exemple dans une Société de secours mutuels.
Des règlements rigoureux organisaient la durée de l'apprentissage, les conditions pour devenir ouvrier, puis maître.
L'apprentissage durait quelquefois dix ans comme pour les bijoutiers, et il en devait être ainsi.
La direction du travail n'existait pas alors comme aujourd'hui.
À présent, dans la bijouterie, certains ouvriers ne travaillent que l'or, d'autres l'argent ;
les uns ne font que des chaînes, les autres des boîtes de montre, etc., etc.
Au moyen-âge, le bijoutier, l'orfèvre fondait lui-même le métal, le laminait, le ciselait, le polissait.
On comprend quel temps il fallait pour qu'un homme seul apprît ainsi tous ces métiers différents.
Par ce moyen, on obtenait quelques rares ouvrages très soignés, qui portaient la marque de l'ouvrier ;
mais on conçoit qu'il était impossible de produire vite et à bon marché, ce grand besoin des sociétés modernes.
Pour passer ouvrier, il fallait que l'apprenti fît le chef-d'œuvre,
c'est-à-dire un objet de son métier, très-soigné et très-difficile.
Les selliers étaient tenus de confectionner une belle selle de femme, avec arçons, broderies, etc.
Les charpentiers fabriquaient un bel escalier ou une de ces charpentes pour toiture,
qui font encore notre admiration quand nous les voyons dans les cathédrales ou les châteaux.
Enfin, comme tout métier devait avoir son chef-d’œuvre,
les savetiers eux-mêmes concouraient.
Seulement il leur était défendu de faire
des chaussures neuves.
Alors, on mettait dans un sac de vieilles chaussures,
on en tirait une paire au hasard, et l’apprenti devait la réparer de son mieux !
Une fois admis, l'ouvrier était jusqu’à un certain point, heureux, si c'est être heureux que de voir son sort
irrévocablement fixé par une puissance supérieure à la volonté de chaque individu.
Les corporations avaient des fêtes très fréquentes.
Une naissance, un mariage, un enterrement même était, comme aujourd'hui encore dans nos campagnes,
un sujet de réjouissances souvent grossières pour tout le corps de métier.
Puis il y avait encore la fête du Saint patron de la Société : on allait â la messe, en grande pompe, bannière en tête,
et l'on faisait par les rues des processions quelquefois trop joyeuses.
Au moyen-âge, l'homme avait un irrésistible besoin de s'amuser souvent et en commun :
les temps étaient durs, la vie pénible, l'avenir incertain, la guerre toujours menaçante,
sans que les citoyens y pussent remédier par l'exercice de droits politiques.
Il fallait donc avoir des jours de répit où l'on pût, de par les règlements de la société se réjouir ensemble
et oublier les soucis de chaque jour.
Les ouvriers en abusaient un peu, et l'on constata, surtout vers le XVe siècle, que la moitié du temps
et la plus grande partie des fonds sociaux passaient en réjouissances, au détriment des malades et des infirmes.
On pourrait croire que l'égalité la plus absolue régnait entre les membres d'une même corporation :
cela était vrai en principe ;
mais en fait, et là comme ailleurs, l'égalité absolue n'est pas de ce monde.
On vit apparaître bien vite certaines familles plus riches que les autres :
de longues épargnes, l'habileté plus grande des chefs de famille avaient amené ce résultat.
C'étaient les maîtres, c'est-à-dire ceux qui employaient plusieurs ouvriers, les patrons d'aujourd'hui.
Les filles, les femmes des maîtres étaient mieux habillées que les femmes des ouvriers ;
on était plus instruit dans la boutique que dans l'atelier.
D'autre part, des ouvriers moins heureux que d'autres ou moins prévoyants, n'épargnaient rien
et vivaient au jour le jour.
Le vice influait aussi sur leur position et tendait à les éloigner des familles où le progrès du bien-être favorisait
une moralité plus grande.
De là, une scission profonde dans le sein de la corporation.
Les maîtres formaient une sorte d'aristocratie, qui devint peu à peu égoïste, et ne songea qu'à s'attribuer
la continuation de son bien-être sans le gagner par le travail.
C'est ainsi que les fils de maîtres étaient presque sûrs de réussir au concours du chef-d'œuvre,
par suite de complaisances coupables chez les juges.
L'accès de la corporation était alors fermé aux apprentis fils d'ouvriers,
et à tous ceux qui n'avaient pas les protections suffisantes.
Résultat déplorable et qui se produit partout et toujours quand le plus humble des citoyens ne trouve pas dans la loi ou dans contrôle de l'opinion publique une protection contre sa faiblesse et son isolement.
Il s'ensuivit que les ouvriers proprement dits et les apprentis formèrent entr'eux ces associations secrètes qui se développèrent vers le XVe siècle, et n'ont pas encore disparu aujourd'hui : je veux parler du compagnonnage, — avec ses initiations bizarres, ses cérémonies burlesques ou grossières, bien qu'il fût au fond l'application du grand et salutaire principe de l'association et de l'assistance mutuelle.
Dès le XVIe siècle, les ouvriers faisaient leur tour de France, et ils rencontraient dans chaque ville une auberge tenue par un affilié où ils étaient sûrs de trouver aide et protection.
Il faudrait un livre entier pour étudier le compagnonnage,
son influence, ses dangers et ses bienfaits .
À la même époque, c'est-à-dire au XVIe siècle, la royauté se mêla des corporations et prétendit leur imposer des régies.
Elle réprima, il faut le dire, beaucoup d'abus, rendit l'admission plus facile, l'organisation intérieure plus morale.
Mais elle profita de ce patronage pour prélever de lourds impôts sur l'industrie, et elle voulut organiser en corps
de métiers tous les artisans du royaume, car beaucoup de petites villes en France n'avaient pas adopté
le régime de la corporation, et certains métiers dans les grandes villes n'étaient pas organisés.
On croyait alors, et ce préjugé n'est pas encore déraciné aujourd'hui, que tout doit être réglé, fixé à l'avance,
et que l'homme laissé à lui-même, ne peut que se tromper et s'égarer.
Cette manière de raisonner, absurde en elle-même, devient monstrueuse en matière d'industrie.
Là, comme ailleurs, la liberté est la première, la seule règle ;
mais au XVIe siècle on ne s'en doutait guère, et peu à peu, tous les ouvriers furent embrigadés dans des corporations : on tissa, forgea, travailla, comme un soldat monte sa garde, sous l'œil du roi qui se substituait aux corporations
tout en les conservant en nom.
La royauté eut beaucoup à faire quand elle essaya de moraliser le commerce vis-à-vis du public,
car les corporations n'étaient pas des modèles de probité envers le consommateur.
L'honnêteté du commerce, qui est en même temps sa grande habileté,
et qui consiste à ne pas vendre quarante sous ce qui en vaut dix, est une idée moderne.
Autrefois, le marchand croyait avoir fait une bonne affaire quand il avait fraudé à l'aide de subterfuges grossiers,
un client ignorant.
Du reste, la tentation était forte.
Dans les rues étroites, comme nous en voyons encore
dans les petites villes de Bretagne, où les maisons s'embrassent
au quatrième étage, la lumière ne pénétrait jamais
dans les boutiques obscures, devant lesquelles s'étendait
encore un auvent énorme qui arrêtait le moindre rayon de soleil.
Certains marchands même, trouvant qu'il faisait encore trop clair
chez eux, noircissaient leurs murailles pour qu'on n'y vît plus du tout.
Aussi une ordonnance royale défendit-elle aux marchands de faire
de leurs boutiques des endroits noirs « comme des fours sans feu ».
Dans ces repaires de l'industrie, on débitait souvent des choses extravagantes, des poudres pour tous les maux, des élixirs de longue vie.
Certains orfèvres vendaient sérieusement ce qu'on appelait de l'or espagnol, fort en réputation au moyen-âge,
non pas qu'il contînt moins d'alliage mais parce qu'il renfermait de la poudre de basilic.
Un vieux moine du XIe siècle explique ce que c'est que le basilic et comment ce petit animal prend naissance.
On met deux coqs dans une fosse et on les y laisse longtemps.
Quelquefois ils produisent un œuf qui, couvé par un crapaud, renferme un basilic,
lequel séché et réduit en poudre entre dans la confection de l'or.
Ces farces grossières étaient des articles de foi au moyen-âge,
et les élégants du temps ne voulaient porter autre chose que de l'or espagnol.
Les marchands audacieux y trouvaient leur compte.
Nous sommes au commencement du XVIIe siècle, la société moderne se constitue lentement.
Les corporations ouvrières, utiles autrefois pour sauvegarder le travailleur contre la violence et la tyrannie du dehors, deviennent à leur tour, par le progrès des temps, un instrument de violence et de tyrannie au dedans.
Alors, en effet, le travail n'était plus menacé par les entreprises des anglais et de tous les ennemis
qui avaient pour longtemps abandonné le sol de la patrie ;
il était également à l'abri, grâce à une législation plus régulière et à une police mieux faite,
contre les exactions et les excès de la féodalité.
Or, rien n'est gênant pour vaquer à ses occupations de tous les jours comme une cuirasse
qui a son utilité seulement au jour du combat.
Le système des corporations faisait aux travailleurs l'effet d'une cuirasse : il les gênait horriblement.
Une autre cause d'embarras se joignit à celle-là ;
le siècle de Louis XIV florissait :
un homme d'une grande intelligence, mais qui n'avait aucun sentiment
des avantages de la liberté, Colbert,
l'auteur de notre système maritime actuel, était ministre.
Il voulut tout d'une pièce créer en France de grandes industries
qui n'existaient pas ;
il voulût, au besoin par la force, rendre le pays riche et prospère.
Grande idée, mais stérile :
on n'impose à un pays rien de durable par la force, même le bonheur.
C'est alors qu'on vit pour la première fois, les grandes manufactures
qui avaient changé la condition d'une foule d'ouvriers,
en les amenant à vivre ensemble en très grand nombre dans de grandes villes,
au préjudice de leur santé et de leur moralité.
On vit aussi une espèce nouvelle de maîtres, celle des directeurs et propriétaires d'usines et de fabriques,
riches négociants qui ne faisaient partie d'aucune corporation, mais vivaient indépendants sous la protection
de la royauté qui leur accordait de large s privilèges.
Les corporations subsistaient néanmoins, plus nombreuses que jamais, parce que la royauté en faisait
la concession à prix d'argent.
L'institution du chef-d'œuvre vivait encore : ainsi pour passer maître chapelier,
on donnait au candidat une livre de laine et il devait rendre un chapeau, apprêté, teint et garni de velours ;
il faisait tout de ses propres mains, depuis le foulage de la laine jusqu'à la pose des plumes !
La multiplicité des corporations donnait lieu aux querelles les plus étranges.
Ainsi, les marchands de castor prétendaient empêcher
les chapeliers de faire des chapeaux mi-castor,
c'est-à-dire moitié en castor, moitié en étoffe à poil,
sous prétexte que cela nuisait au commerce des colonies.
En 1664, tout fabricant de chapeau mi-castor
fut puni de 200 livres d'amende.
Résultat immédiat :
l'ouvrier qui ne pouvait acheter un chapeau de castor, portait un mauvais bonnet ou allait tête nue.
Une autre fois, les petits ramoneurs savoyards se mirent à courir les rues en vendant quelques verroteries de leur pays ; cinq ou six corporations voulurent les en empêcher et il fallut que le roi s'en mêlât pour protéger
ces malheureux enfants.
Quand un bouton était fait au métier, il était saisi et brûlé,
parce qu’une corporation avait le droit de faire des boutons à la main.
« Un fripier avait dans sa boutique un vieux justaucorps de drap rouge et une vieille culotte pain d'épices, auxquelles,
afin de pouvoir les vendre, il avait remis des boutons avec des morceaux d'étoffe pareille.
On les saisit et par faveur, le lieutenant de police ne le condamna qu’à 23 livres d'amende et lui rendît les vieux habits
après en avoir fait couper et brûler les boutons. »
(Levasseur , Histoires des classes ouvrières).
De pareilles pratiques, au lieu d'empêcher la fraude la favorisaient ;
comment admettre que des hommes intelligents et actifs pussent subir de pareilles tyrannies sans réagir
et sans essayer de satisfaire aux besoins toujours croissants de la consommation ?
Ce n'étaient pas seulement les corporations qui donnaient de pareils spectacles :
l'industrie nouvellement fondée par Colbert était soumise à des règlements aussi bizarres.
Sous prétexte de moraliser le commerce, Colbert fit régler,
par ordonnance et pour toute la France,
la longueur des fils pour étoffes, leur couleur, la force de la trame ;
si une contravention était constatée, au lieu de vendre
au rabais l'étoffe saisie, ce qui aurait pu au moins servir
à quelqu'un, on la brûlait sur la place publique,
et en cas de récidive, on dressait un échafaud sur lequel
on mettait au carcan, à côté de son étoffe, le marchand coupable d'avoir travaillé à la demande de ses clients !
Il faut le dire toutefois, malgré ces règles absurdes, mais trop absurdes pour être souvent appliquées,
les classes ouvrières souffraient moins qu’autrefois ;
la richesse publique augmentait par la création de nouvelles industries, et les ouvriers s'en ressentaient
parce qu'ils avaient à leur portée un plus grand nombre d'objets nécessaires ou utiles à la vie.
La grande nation française, si vigoureuse, se tordait sous ces liens ridicules ou odieux qui, sous le nom de féodalité,
de religion d'État imposée par la violence, de règlements industriels, l'enterraient et la meurtrissaient.
Mais comme elle grandissait toujours, elle brisa bientôt ses entraves ; la Révolution française était proche.
Un grand homme, un bienfaiteur de l'humanité celui-là, Turgot,
ministre de Louis XVI, comprit que le pays étouffait sous une législation impossible.
En ce qui touche le travail, il était témoin des déplorables excès des corporations.
Il voyait un grand industriel, Réveillon, inventeur des papiers peints,
la gaîté et la propreté des appartements, paralysé dans ses travaux
par les imprimeurs, les tapissiers, les graveurs, etc.
Il voyait qu'une corporation de bouquetières prétendait
vendre seule des bouquets dans Paris.
Il voyait Argand, l'inventeur de la lampe, menacé par les marchands de chandelles.
Turgot
Il voyait enfin à côté de cela, les coiffeuses pour femmes de Rouen commencer un interminable procès contre les perruquiers
pour leur interdire de toucher à la coiffure des femmes (1775.)
Car c'était une grosse affaire alors que de coiffer une femme.
En 1778, on vit des coiffures à la Belle-Poule où se dressait fièrement une petite frégate toutes voiles déployées !
Et, cependant, au milieu de ces folies du despotisme industriel,
il y avait encore quelques endroits singuliers où existait la liberté du travail, où chacun travaillait à sa guise et comme il voulait.
On dit partout
« que l'édit laisserait sans règle et sans frein une jeunesse turbulente et licencieuse capable de se porter à tous les excès, lorsqu'elle se croira indépendante. »
Et alors, comme on fait volontiers en France, on opposait Colbert à Turgot :
Colbert, lui, comprenait mieux son temps :
il réglementait, il ordonnait, il touchait à tout.
Turgot n'était qu'un révolutionnaire.
Tant et si bien que six mois après, le faible roi rétablit les corporations.
Il fallut le souffle de la Révolution française pour supprimer définitivement les derniers vestiges du passé.
La loi du 2 mai 1791 abolit ce qui restait des maîtrises et jurandes, nom nouveau des corporations.
Alors rentrèrent dans le néant ces monopoles, ces prohibitions aussi contraires
au développement de la richesse publique, qu'à la dignité du citoyen.
Depuis ce grand jour, la prospérité publique va toujours grandissant.
À travers mille obstacles, la société moderne marche au progrès d'un pas plus ou moins rapide mais toujours sur,
parce qu'elle a pour elle la justice.
Les crises dont nous souffrons tous, commerciales ou politiques sont pour la grande démocratie française
comme ces malaises passagers qui atteignent sans les compromettre les corps les plus robustes.
L'histoire, la science indépendante et désintéressée, l’affirment :
chaque jour, une idée plus juste et plus libérale s'impose au pays.
Mais il faut aux idées des soldats courageux :
ces soldats-là, l’instruction seule peut les former.
Si les progrès de l’industrie accélérée par la science, le crédit et la paix,
font la vie de l'ouvrier meilleure, le salaire plus équitable,
le bien-être plus complet qu'il y a cinquante ans,
n'oublions pas qu'il nous reste à tous beaucoup à faire.
L'égalité des droits assurés à chaque citoyen, doit se compléter
par une inégalité moins grande dans les mœurs,
un rapprochement plus étroit entre les classes sociales.
Ainsi, à Paris, au Temple, et dans ce fameux faubourg Saint-Antoine,
si célèbre depuis, s'était perpétuée la tradition de la liberté.
Là comme dans un lieu d'asile, tout le monde était libre
au milieu de l'esclavage universel, et je ne puis m'empêcher de remarquer
que ce sont les hommes libres qui, le 14 juillet 1789, ont pris la Bastille
et commencé la Révolution française.
Turgot donc, voulut appliquer à toute la France le régime du faubourg Saint-Antoine et il obtint en 1776, un édit supprimant les corporations d'arts et métiers.
La noblesse, la magistrature jetèrent de hauts cris.
Supprimer un règlement est pour certaines gens un crime de lèse-humanité.
Argand
Toutes en profiteront, et puisque nous avons parlé des ouvriers d'autrefois,
disons aux ouvriers d'aujourd'hui comment ils accompliront leur tâche en ce sens :
par l'épargne et l’instruction.
Le travail c'est la vie honnête et digne, mais l’instruction c'est le progrès réalisé, et la liberté garantie.