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Fenêtres sur le passé

1879

Les enfants et le Champ de Bataille à Brest

Source : Le Petit Brestois avril 1879

 

Les enfants et le Champ de Bataille

 

L'autre jour, le ciel était maussade, il roulait de gros nuages bourrus et grisâtres,

le Printemps en l'honneur duquel nous nous étions généreusement lâché d'un dithyrambe,

au lieu de nous caresser de ses tépides haleines, nous soufflait au visage une bise âpre, glaciale, mordante,

capable d’endommager et de cramoisir les nez les mieux modelés de la Bretagne.

 

Était-ce là le dernier coup de patte du froid ?

 

Nous consentons volontiers à le croire.

 

En tout cas, il nous restait la ressource de nous pelotonner frileusement au coin du feu,

car à chaque encoignure de nos rues, sur les boulevards, éternel honneur des édilités intelligentes,

se tenaient en embuscade toute une escouade de grippes, de catarrhes, de pleurésies ou d'inoffensifs coryzas

prêts à sauter à la gorge des passants imprévoyants qui, sur la foi de l'almanach et de la première hirondelle,

avaient commis l'impardonnable maladresse de se dégarnir.

En dépit de cette température exceptionnelle,

tout un bataillon d'enfants de tout sexe et de tout plumage s'ébattait sur le Champ-de-Bataille,

avec cette insouciance superbe qui caractérise

ces petits citoyens, ces diminutifs charmants et gracieux

de l'espèce humaine.

 

Ces pauvres êtres déployaient tous leurs moyens et se trémoussaient pour se dégourdir.

 

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Ils avaient beau souffler dans leurs doigts et battre de la semelle, leur nez se violaçait, leur visage,

fouetté et cinglé par les aquilons, se marbrait de larges tâches rougeâtres

et nous racontaient suffisamment leur martyre.

 

Le Champ-de-Bataille est la promenade officielle des enfants en hiver,

et toutes les raisons excellentes que nous pourrions servir, prévaudront difficilement contre un usage vénéré.

 

Les bonnes d'enfant renverseraient leurs marmites à la façon des jannissaires insurgés

plutôt que de renoncer à faire un tour de Champ-de-Bataille et à guigner de l'œil le sentimental pioupiou,

et les mères de famille se scandaliseraient si nous les conjurions de rompre résolument en visière

avec des traditions consacrées.

 

Que l'on a donc de peine à déloger d'une cervelle humaine les préjugés qui s'y sont implantés,

qui se sont inféodés, qui se cramponnent et tiennent à nous par mille fibres invisibles.

 

Est-ce à dire que les mères de notre époque se désintéressent plus que celles d'autrefois de la santé de leurs enfants : leur reprochera-t-on de faire bon marché de ces existences fragiles et délicates qui n'ont qu'un souffle vacillant

et près à s'éteindre à la plus légère secousse ?

 

Serait-on bien venu à imputer l'appauvrissement et le rachitisme de la race humaine à cet énervement

du sentiment maternel ?

Non, ce sentiment ne s'est pas altéré,

il rayonne et conserve toute sa puissance d'action primitive.

 

Les mères raffolent de leurs enfants,

les idolâtrent tout comme par le passé.

 

Mais il faut convenir que la mode a élargi et agrandi

le cercle de son empire, elle s'étend à tout,

elle embrasse et enveloppe dans ses plis et replis

toute notre conduite, elle impose ses arrêts et sa dictature

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à tous nos sentiments, au point que les mères de famille les plus dévouées n'osent plus bouger le petit doigt, débarbouiller ou faire la toilette intime du moutard, sans s'être préalablement assurées

que ce mouvement ne contrevenait pas aux règlements et aux pratiques reçues des oracles du bon ton.

 

Nous tournons à l'automatisme.

 

Nous faisons sonner bien haut le mot de libertés, el nous passons notre vie à nous forger des chaînes,

nous protestons contre la servitude, et nous n'observons pas que nous sommes pour nous-mêmes

les artisans d'une domination impérieuse.

 

Les enfants pâtissent de cet état de choses, ils portent la peine de nos faiblesses,

et l'avenir se charge de tirer les conséquences logiques des principes que nous leur inculquons ;

ces charmants bébés, qui ne devraient avoir pour parure que leur grâce, nous les assujettissons à la mode.

 

Insensés que nous sommes de vouloir corriger la nature.

 

On les illustre, on les pavoise, on les enfouit dans des flots de baptiste et de dentelles,

on les travestit en poupées ridicules, on les emmaillote à les suffoquer, puis on les exhibe,

on les produit sur le Champ-de-Bataille, ces magots empaquetés et ficelés,

véritables раstiches de gravures de modes, servent de réclame et d'étiquette,

parlent de la splendeur des familles et satisfont la vanité des mères.

Hélas ! Combien de pauvres êtres chez lesquels l'impressionnabilité de l'organisme commande des ménagements infinis ont été sacrifies à ce démon de la mode,

à cet engouement, à cette passion de briller ;

combien d'existences ont été moissonnées dans leur fleur.

 

Les vieux moralistes que nous traitons cavalièrement

de radoteurs, s'en vont hochant mélancoliquement la tête

et marmottant tout bas : « Il n'y a plus d'enfants. »

 

Tous les jours nous sommes appelés à vérifier l’exactitude

de cette observation.

 

Autrefois, on élevait les enfants dans la famille,

cela date du temps où chaque famille avait un foyer.

 

Une discipline rigoureuse et intelligente présidait à l'éducation de la première enfance, on éloignait soigneusement de la vue

de ces innocentes créatures toutes les images,

tous les tableaux susceptibles de développer dans des cerveaux encore tendres des idées trop précoces ;

l'enfant était tenu à l'écart des conversations tumultueuses

et bruyantes ;

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ce petit être grandissait dans un milieu sympathique ;

sa bonne et franche nature s'ouvrait aux saines émotions,

à la générosité, à toutes ces vertus qui font l'humanité ce qu'elle doit être et ce qu'elle n'est pas tous les jours.

 

On pensait que pour rendre la famille forte, il fallait y laisser l'enfant.

 

N'était-ce pas une volupté souveraine pour la mère d'assister à l’éclosion de cette intelligence qui sommeillait

dans les limbes et les pénombres d'une existence végétative, de voir la vie, les énergies, les facultés poindre, sortir, s'éveiller tour à tour, de cultiver, de fertiliser, d'aiguillonner sa nature et d'en contempler l'épanouissement.

 

Que les temps sont changés.

 

Les fillettes de dix ans posent déjà pour les dames,

et nos moutards s'émancipent et tranchent du petit maître et du freluquet.

 

Les premières ont des prédilections pour les colifichets, elles s'entendent à tordre leurs chignons,

et sont rompues à toutes les roueries de la toilette.

 

Elles minaudent, s'appliquent à contrefaire les grimaces.

 

Elles instituent des cercles hors desquels elles proscrivent leurs compagnes moins fortunées,

et voilà comment on les prépare au rôle important qu'elles auront à jouer.

Elles ont le sentiment de la distance sociale, et n'associent

à leurs jeux que leurs égales élégantes et gâtées !

 

Sans doute, l'expérience corrigera ces impressions premières,

et nos opinions reçoivent au frottement de l'existence

de rudes échecs et des secousses qui les ébranlent,

mais on ne calcule peut-être pas assez combien

il est dangereux de se décharger sur les mercenaires

de la responsabilité de l'éducation.

 

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On prétexte, pour se dispenser du devoir, mille raisons ingénieuses et sophistiques,

et nous contractons l'habitude de trier entre nos devoirs ceux qui s'accommodent

et se prêtent le mieux à nos passions et à nos intérêts.

 

Nous ne voudrions pas décrier les domestiques, mais si nous consentons à plaindre l'esclavage humiliant

et dégradant dans lequel elles tombent, nous serons forcés de reconnaître que la plupart d'entr'elles

nous rendent avec usure la monnaie de nos exigences et de notre égoïsme.

 

Lorsqu'elles s'attroupent sur le Champ-de-Bataille, elles reprennent leur liberté ;

leur langue, libre de toute contrainte, se délie, les indiscrétions vont leur train,

et l'on fait en public la lessive des ménages Brestois, et quelle lessive !!!

 

Voulez-vous vous initier à ce qui se passe dans les familles, prêtez l'oreille à tous ces caquetages,

et vous rapporterez de cette excursion une ample moisson de scandales, de nouvelles croustillantes.

 

Pendant les instants qu'elles emploient si libéralement à déchirer leurs maîtres,

et à tourner leurs ridicules en dérision, les enfants se divertissent et galopent en liberté, je l'accorde.

 

Mais combien d'enfants ont été fouettés pour apprendre à se taire.

 

Par combien de gâteaux, de sucreries et de promesses de confitures n'a-t-on pas acheté le silence

de ces pauvres êtres terrifiés ou séduits par ces tyrans femelles ?

 

Quelles semences mauvaises ces conversations d'une crudité révoltante n'ont-elles pas jeté dans ces âmes naïves

et confiantes !

 

La limpidité de leur pensée qui réfléchit le monde extérieur avec tant de vérité n'a n'a-t-elle pas été troublée.

 

L'homme commence plutôt encore qu'on ne le croit dans l'enfant ...

 

Et maintenant, nous concluons que le Champ-de-Bataille n'est pas précisément une école d'éducation pour l'enfance.

 

C. P.

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