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Fenêtres sur le passé
1885
La Basse Bretagne
Article d'un journaliste parisien du Journal des débats
et
réponse de M. Louis Lefranc, Maire de Saint Hernin
Source : Le Finistère octobre 1885
Basse-Bretagne.
Le Journal des Débats a publié, le 24 septembre dernier, sous le titre de Basse-Bretagne,
des notes de voyages signées du pseudonyme
d'André Mori, contenant les assertions les plus fausses sur la physionomie agricole de certaines régions
du Finistère, en même temps que des appréciations superficielles et de mauvais goût sur les mœurs ou l'aspect physique des habitants de ces mêmes régions.
C'est pour rectifier les notes prises en courant par
M. Mori et répondre à quelques-unes de ses attaques mal fondées que M. le Maire de Saint-Hernin
a adressé la lettre, suivante à M. le Rédacteur en chef du Journal des Débats, à Paris :
Saint-Hernin, le 14 octobre 1885.
Monsieur le Rédacteur,
Le numéro du Journal des Débats du 24 septembre dernier vient de m'être communiqué ;
inutile de vous dire quelle surprise j'ai éprouvé
à la lecture de l'article « Variétés », intitulé :
« En Basse-Bretagne »,
et spécialement de celui de Roch-Goarem-ar-Boulc'h.
Votre collaborateur, qui signe André Mori,
me parait être peu consciencieux,
ou tout au moins avoir mauvaise vue.
La description, absolument contraire à la réalité,
qu'il fait de notre pays,
ne saurait être admise sans protestation.
M. A. Mori paraissant peu au courant
des choses agricoles, je ne m'arrêterai pas à réfuter
le jugement faux, qu'il porte sur les cultures
de nos campagnes ;
je me bornerai à lui dire que ce n'est pas
avec de la lande qu'on élève les beaux bœufs croisés durhams bretons, qui font aujourd'hui la richesse
de nos éleveurs, et qui seraient dignes de figurer
au premier rang au grand concours d'animaux gras tenu chaque année à Paris, si des voies ferrées (indispensables quoiqu'en dise M. A. Mori)
nous reliaient avec la capitale.
Il faut donc une bonne nourriture pour élever
de semblables animaux, et les belles cultures
de racines et plantes sarclées pratiquées par nos laboureurs sont un démenti suffisant
au reproche immérité de « mal cultiver »
qui leur est adressé par votre collaborateur.
« Les fermes deviennent très rares.... » dit-il ! !
Au bord de la route c'est possible ! !
Mais, s'il s'était donne la peine d'obliquer
soit à droite soit à gauche de cette roule,
il n'eût pas fait deux cents mètres sans rencontrer
un certain nombre de villages bien peuplés.
Si on s'en rapportait à la description
de votre collaborateur,
on croirait que nos populations bretonnes
ont peu le sentiment de leur dignité
et qu'elles se trouvent fort bien de vivre et reposer
dans un local commun avec leurs porcs.
Ceci est une énormité qu'il n'est pas possible
de laisser passer, et je mets M. A. Mori
au défi de me trouver une ferme en Saint-Hernin
(qui comprend dans son territoire
le roc de Goarem-ar-Boulc'h) où les cultivateurs habitent en commun avec les descendants
du compagnon de saint Antoine.
Les quelques huttes ou maisonnettes qu'il a aperçues au bord de l'ancienne route de Carhaix à Lorient,
sont habitées par des journaliers indigents qui,
après autorisation du Conseil municipal,
ont construit çà et là, sur des terrains vagues provenant des excédants de la route,
les modestes chaumières où ils abritent leurs familles.
Il est bien clair que ces malheureux n'ont pu édifier
des porcheries sur le modèle des fermes-écoles,
mais ils ont encore assez le respect d'eux-mêmes
pour avoir construit, à côté de leurs chaumières,
un appentis en argile, couvert en genêts ou bruyères, où ils abritent leurs porcs.
Maintenant, que ces derniers aient une certaine liberté pendant le jour quand ils vont pâturer
l'herbe de la route, et qu'ils s'introduisent
dans le domicile de leur maitre, cela est possible !
Mais ils en sont expulsés presqu'aussi vite
qu'ils y sont entrés, et de ce qu'on a vu un
ou plusieurs porcs pénétrer dans un logis,
il ne faut pas en déduire que nos compatriotes
« vivent en assez bonne compagnie avec leurs porcs » c'est une appréciation complètement fausse
et qu'il n'est pas permis à un Français d'omettre
sur le compte des habitants de notre région,
fût-il même Parisien.
Arrivons maintenant à la dernière critique de votre collaborateur, aussi peu fondée que les précédentes d'ailleurs.
Il prétend qu'une école primaire monumentale, construite sur le dernier modèle, a été édifiée en plein désert « loin, bien loin, de toute habitation. »
Je regrette encore d'être obligé de donner
un démenti formel à votre collaborateur
sur le prétendu éloignement
des habitations environnant le groupe scolaire
du hameau de Bellevue, en Saint-Hernin.
J'affirme que sept villages contenant une population de cent vingt habitants rayonnent autour
de cette modeste école
(qui n'est nullement monumentale, il s'en faut !)
à une distance variant entre 250 et 1,000 mètres.
Point n'est besoin de nommer ces villages ;
pour quiconque est impartial,
l'examen du plan de la commune suffit.
L'école n'est donc pas isolée, et c'est en connaissance exacte de la distance des différents villages
qu'elle doit desservir qu'elle a été construite
là où elle est.
Continuant sa description, M. A. Mori déclare
que lors de son passage « portes et fenêtres
étaient closes et que sous le soleil éclatant
l'école semble dormir du même sommeil
que les rochers qui couronnent les montagnes. »
Avant d'écrire ainsi, M. A. Mori eût dû songer
qu'en pleines vacances (août et septembre),
toutes les écoles ont le même aspect ;
mais il a préféré décocher son trait,
sans indiquer la date de son passage,
pour faire croire ensuite aux naïfs qui liraient sa prose que le Gouvernement a follement gaspillé l’argent
des contribuables en faisant construire
un groupe scolaire de hameau dans un désert,
ce qui n'est pas, car l'école a été placée au milieu d'une région dont la population se chiffre
par six cents habitants, fournissant
un effectif scolaire de quatre-vingt-dix enfants.
Région complètement abandonnée jusqu'en 1884 (époque de l'ouverture de l'école de hameau),
attendu que la majeure partie des villages
qui la composent se trouvant situés à des distances variant entre sept et neuf kilomètres
de l'école du bourg, il était absolument impossible
aux enfants de cette région de fréquenter
cette dernière.
Si votre collaborateur se fût trouvé avec moi
le 31 Juillet dernier à l'école de Bellevue
(Jour de la distribution des prix),
il eût pu constater par l'examen des registres d'appel des écoles qu'une classe qui reçoit
38 élèves sur 44 inscrits n'est pas une école inutile (car c'est la déduction que l'on devrait tirer de la critique de M. A. Mori), et pour être conséquent avec lui-même, il eût compris que, grâce à cette école,
Il ne serait pas exposé, s'il revient ici
dans quelques années, à ne rencontrer
que des paysans « ne sachant pas un mot de français. »
« La construction de l'école de hameau de Bellevue
et non de Roc’h-Goarem-ar-Boulc' h, comme la dénomme fort improprement M. Mori, est une bâtisse on ne peut plus simple, comportant le logement de deux ménages (instituteur et institutrice), et dont aucune des quatre pièces composant
chaque logement n'a plus de trois mètres carrés. (sic)
Je termine cette protestation un peu plus longue
que je ne l'aurais voulu, en vous déclarant,
Monsieur le Rédacteur,
que je ne vois absolument rien de comique
dans la construction si simple de notre groupe scolaire de hameau, il n'y a que le strict nécessaire
et rien de plus, et s'il y a quelque chose de paradoxal, c'est certainement la description on ne peut plus fantaisiste de Roc’h-Goarem-ar-Boulc'h,
insérée dans votre numéro du 24 septembre dernier.
Si l'article de M. Mori eût paru
dans un journal réactionnaire,
je me serais dispensé de répondre
car il y a des attaques qu'on a le droit de dédaigner ; mais dans un journal comme les « Débats »,
qui passe pour être un des principaux organes
de la presse libérale française, cela était impossible,
et M. Mori fera bien de réfléchir, une autre fois,
avant de critiquer ainsi qu'il l'a fait un pays
et des choses dont il ne connaît pas le premier mot.
Je n'ai pas à m'occuper du restant de son article !
À chacun sa part !
Je ne doute pas qu'il se trouve à Carhaix quelqu'un d'assez patriote pour réfuter comme elle le mérite
une critique qui a dépassé un peu trop les limites
de ce qui est permis.
Il eût mieux valu pour lui faire une nouvelle peinture
du spectacle grandiose qui se déroule sous les yeux
du visiteur du haut du sommet de Goarem-ar-Boulc'h, comme l'a si justement fait M. Jéhan, dans ses Esquisses pittoresques et archéologiques de la Bretagne(*), que de se livrer à une critique
aussi fausse et aussi acerbe sur notre pays
et sur les mœurs de ses habitants.
Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur en chef, l'assurance de ma considération très distinguée.
Le maire de la commune de Saint-Hernin,
Louis LEFRANC
(*) Louis-François Jéhan de Saint-Clavien :
La Bretagne – Esquisses pittoresques et archéologiques 1863
né à Plestan dans les Côtes-du-Nord en 1803.
Il fut élève du séminaire du Saint-Esprit.