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Fenêtres sur le passé
1893
Pierre Loti - À Yann Nibor
Source : La Dépêche de Brest 6 février 1893
Sous ce titre, Yann Nibor, le poète des matelots,
bien connu de nos lecteurs, vient de réunir en volume quelques-unes
de ses chansons.
Pierre Loti a écrit pour ce volume une préface
que tous les amis de Yann Nibor nous sauront gré de reproduire :
« À Yann Nibor.
Vous m'avez dédié la première de vos poignantes chansons,
de vos chansons qui font couler les bonnes larmes saines,
qui font pleurer les forts.
Je vous en remercie.
Le plaisir que j'en éprouve est un peu de la nature de celui que m'a causé l'inscription de mon nom
sur ce quai de Paimpol — d'où nos amis Islandais partent, pour quelquefois ne plus revenir.
Et, en retour, vous me demandez de présenter au public votre livre.
Vous pensez de quel cœur j'accepte !
À ceux qui ont aimé mes matelots et mes pêcheurs, je n'ai qu'à dire, avec une sincère humilité :
Lisez ou chantez ces poèmes ;
ils sont encore plus fidèles que tout ce que j'ai osé écrire.
Ils sont tellement cela, qu'en les parcourant il me semble entendre, comme à bord, de braves voix, franches
et brusques, à l'accent breton, raconter, causer, riposter en l'argot honnête de la mer,
avec ces élisions qui donnent la vitesse et la vigueur.
Tant de gens essayent de peindre des matelots et si peu y réussissent !
Les uns les connaissent bien, mais ils n'ont pas le don qu'il faudrait.
D'autres — et de très habiles quelquefois — s'imaginent les connaître pour les avoir un peu rencontrés sur des plages, pendant leurs villégiatures d'été, ou même à bord, au cours de leurs fantaisies de yachtmen ;
ils oublient, en général, ces derniers, de pénétrer leur âme intimidée et sauvage,
et ils peignent alors de simples brutes qui, à nous, font hausser les épaules.
Mais vous, dans un petit livre qui sent bon le sel, le goudron et le vent du large, vous nous les montrez tels qu'ils sont, avec leurs dévouements de héros,
avec leurs délicatesses rudes et leurs adorables pitiés ;
avec leurs rêves aussi — car, à l'inverse des paysans terre à terre
et des ouvriers gouailleurs, les marins sont, pour la plupart,
grands rêveurs et inconscients poètes sans voix.
J'ai dit « un petit livre » à cause du titre léger de Chansons que vous lui donnez ; mais savez-vous que je le trouve très grand et que je le crois destiné à rester
— comme une sorte de monument en granit primitif,
élevé par vous à cette race enfantine et sublime des gens de mer,
qui s'en va hélas ! qui dégénère aujourd'hui,
sous tant de mauvais souffles niveleurs.
Vous avez rendu aussi leur drôlerie et leur esprit
— car ils sont spirituels et drôles au possible, n'est-ce pas, nos frères matelots ? —
Pierre Loti
Oh ! par exemple, rien de l'esprit de boulevard.
Non, mais quelque chose de spécial, de très sain, où l'on sent passer un souverain mépris du danger
et une joyeuse abnégation de la vie ;
quelque chose qui souvent s'exprime en un langage fermé aux profanes, en des termes de mer,
salubres et vivifiants par eux-mêmes.
Il y en a d'inénarrables, de ces facéties de gabier, qui à bord excitent les francs rires,
contagieux jusqu’à l’officier de quart…….
Quant à votre musique, si secondaire que soit son rôle dans votre œuvre,
j'admire aussi comme elle va bien.
Ils ressemblent, les airs de vos chansons, à ces petites mélopées
que composent inconsciemment, pendant la monotonie des quarts de nuit,
dans le vent et dans l'embrun, les rêveurs qui songent au village,
aux vieux parents et à la mort.
Ma crainte est que vous ne soyez pas toujours compris,
même par ceux qui en auraient le cœur capable.
Vous semblez n'avoir écrit que pour des marins, dédaignant un peu les autres.
Vous avez osé donner la note vraie dans sa naïveté barbare
— et c'est ce qui fait le charme nouveau et hardi de votre livre ;
mais il faut une certaine acclimatation maritime pour bien tout sentir.
Yann Nibor
Je voudrais, voyez-vous, que tout le monde entendît vos chansons dites ou chantées par vous-même.
Oh ! alors le succès serait assuré.
Et d'ailleurs si, après les Sabots de Noël ou après l'Ella, il se trouvait dans l'auditoire quelque sec imbécile
n'ayant pas les yeux voilés et l'âme remuée, je vous conseillerais simplement de lui donner
une de ces énormes bourrades de matelot qui sont du mépris en action. »
Je voudrais que tout le monde entendît vos chansons
dites ou chantées par vous-mêmes ! Loti a raison.
Yann Nibor, c'est bien le matelot, avec sa stature, sa pose, son geste,
sa voix, et dans la chanson qu'il chante il y a un réalisme si vrai
et si poignant qu'on ne peut se défendre d'être saisi.
C'est primitif, c'est simple,
c'est plein de pitié pour ceux qui sont morts à la peine,
entraînés dans le gouffre par la mer attirante et cruelle,
et aussi plein de résignation, car
Faut pas s' faire de la bile pour ça,
Car, comm' les Quatr' Frèr' et l'Ella,
Car, comm' les Quatr' Frèr' et l'Ella,
Faut s'attendre à passer par là.
Et c'est aussi très vaillant, très courageux à la peine et à la lutte,
et patriote aussi.
Ajoutons que des dessins de Léon Couturier, le peintre de marine, illustrent ce volume qui aura près des lecteurs, ceux qui sont marins
et ceux qui ne le sont pas, le succès qu'a rencontré partout
Yann Nibor disant ou chantant ses chansons.