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1897
La mort d'Armand Rousseau
Source : Le Journal des débats politiques et littéraires 22 janvier 1897
La mort d'Armand Rousseau n'a pas seulement ému de douleur et de compassion
les nombreux amis du défunt, gouverneur général de l'Indo-Chine.
Cette mort, succédant à celles de Paul Bert (1886), Filippini (1887), Richaud (1889), ajoutant une quatrième victime à ce lamentable holocauste colonial, a péniblement affecté le public et suscité un sentiment général de pitié et de sympathie.
Armand Rousseau mérite pleinement l'hommage unanime rendu à sa mémoire.
Très simple, ennemi de toute parade, il est de ceux qu'on estime et qu'on admire d'autant plus qu'il faut, pour ainsi dire, pénétrer jusqu'à eux pour les connaître.
La presse ayant, au moment de sa mort, retracé sa carrière administrative et politique ; nous nous appliquerons surtout à mettre en lumière son caractère, ses principes,
ses sentiments.
Nous serions à la hauteur de cette tâche s'il était vrai que,
pour bien parler d'un homme, il fallût surtout beaucoup l'aimer.
Armand Rousseau appartenait à une famille de marins.
Son père, son frère, ses trois beaux-frères furent officiers de vaisseau.
Lui-même naquit, en 1835, au bord de la mer, dans la plaine de Tréflez, située sur la côte septentrionale de la Bretagne, au nord de Landerneau.
Ses parents s'y étaient fixés en 1823.
Cette plaine était alors un amas de sable fin, un lai de mer battu par le flot, en partie noyé par les hautes mers,
et absolument désert et stérile.
Louis Rousseau, le père d'Armand, en avait fait l'acquisition pour le défendre, l'assainir et le mettre en culture.
Dès 1828, la dune littorale était consolidée par d'intelligents travaux, et une robuste digue fermait l'estuaire par où les grandes marées envahissaient les parties basses de la plaine.
Il s'agissait ensuite de rendre celle-ci productive, de la conquérir à l'agriculture sur le sable et sur la brise salée.
Œuvre de temps et de patience, commencée par Louis Rousseau, continuée par ses fils et poursuivie à présent par
ses petits-fils, car cette famille patriarcale est restée fidèlement attachée à son berceau et à l'œuvre de son fondateur.
Elle a singulièrement prospéré.
La vénérable aïeule, la mère d'Armand Rousseau, a pu, dans les dernières années de sa vie, réunir autour d'elle,
dans les maisons de ses cinq enfants, jusqu'à quarante-cinq enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants.
Nul, plus qu'Armand Rousseau, devenu possesseur de la majeure partie du domaine familial, ne s'est ardemment appliqué à l'étendre,
à l'améliorer et à l'embellir.
Après les joies de la famille, il ne connaissait pas de plus grand bonheur que de s'occuper de sa terre de Ker-Emma.
Il profitait des moindres loisirs pour y accourir, pour s'y retremper
le corps à l'âpre brise de la mer et l'âme au radieux souvenir
des années d'enfance et de jeunesse, pour y contempler avec délices le spectacle de l'immense plage, parsemée de rochers, encadrée
de coteaux à la sombre verdure, qui se déroulait devant ses yeux du haut des dunes protectrices de son domaine.Il aimait si fort Ker-Emma que, de Hanoï, quelques jours avant sa mort,
il dictait une longue lettre pour ordonner des plantations et prescrire des travaux.
La vie patriarcale dans un site agreste et grandiose, la lutte incessante soutenue contre les éléments pour défendre
et féconder le sol, l'exemple des plus hautes vertus morales donné par les parents, sont les forces élémentaires, bienfaisantes et puissantes, dont le concours a formé l'homme d'imagination et d'action, de haute intelligence
et de grand cœur que fut Armand Rousseau.
Pour connaître ce vaillant homme de bien, il faut l'avoir saisi à Ker-Emma, dans ce milieu si intéressant et si original, où son être s'est constitué, où ont pris croissance les nobles qualités qu'il a si utilement employées au service de son pays.
De l'École polytechnique, où il entra très facilement,
et d'où il sortit quatrième en 1857, Armand Rousseau passa
à l'Ecole des Ponts et Chaussées.
C'est dans ces deux Écoles qu'il a noué ses plus solides amitiés.
Sa haute taille et sa belle mine prévenaient en sa faveur.
Son affabilité, son entrain, le feu de son regard, la chaleur communicative de sa parole, son empressement à obliger,
lui gagnaient les sympathies de tous.
Tel il était à vingt ans, tel, à la couleur des cheveux gris, il resta jusqu'à son dernier jour.
Il aurait pu, à raison de son rang de sortie de l'École des Ponts
et Chaussées, faire en Angleterre une mission d'études.
Il préféra prendre de suite à Brest, dans son pays, un service d'ingénieur où, d'ailleurs, il trouva l'occasion de se distinguer par d'importants travaux entre autres, la construction du grand phare de Creach,
dans l'île d'Ouessant, et l'établissement à Brest, par l'emploi d'un nouveau procédé de fonçage à l'air comprimé, d'un batardeau d'une exécution
très difficile.
Il venait de se signaler ainsi comme ingénieur, quand une circonstance fortuite le révéla sous un nouvel aspect.
On était à la veille du plébiscite de 1870.
Un journal subventionné déniait aux fonctionnaires de l'État jusqu'au droit de s'abstenir.
Ils devaient voter « oui », ils en avaient l'obligation morale.
L'article toutefois ne visait personne en particulier.
Rien ne forçait donc Rousseau à le prendre à son compte et à relever le défi.
Mais sa conscience était, révoltée.
Dans une lettre aussi modérée dans la forme que ferme dans le fond, il revendiqua publiquement le droit de s'abstenir.
C'était alors, pour un fonctionnaire, un acte de grand courage, dont Rousseau sentait bien la gravité, car lui,
qui toujours consulta volontiers ses amis, ne prit cette fois l'avis d'aucun d'eux, tant parce qu'il ne voulait
entraîner personne dans la disgrâce qu'il risquait d'encourir que parce que sa résolution était si bien prise
qu'il n'y avait plus à la discuter.
Jamais, dans tout le cours de sa carrière, un motif d'intérêt personnel ne l'a empêché de manifester ses convictions.
Il en fut cette fois récompensé.
Ses compatriotes reconnurent en lui d'autres mérites que les talents professionnels ;
et lorsque, quatre mois plus tard, l'Empire s'effondra,
Rousseau apparut aux libéraux du Finistère comme naturellement désigné pour les représenter.
Mais, avant d'obtenir cet honneur, il prit part,
comme colonel auxiliaire du génie, à la défense du territoire, d'abord au camp de Conlie, qu'il installa et fortifia, ensuite à l'armée de l'Est, dont il suivit les pénibles étapes en rétablissant ou détruisant
des ponts, plein d'activité malgré le froid et les privations,
rempli d'entrain en dépit même de la défaite.
Son ardent patriotisme lui rendait supportables toutes les misères et le préservait du découragement.
C'est aux élections complémentaires du 2 juillet 1871
qu'Armand Rousseau fut envoyé à l'Assemblée nationale
par les électeurs du Finistère.
Le 8 février, la liste conservatrice avait passé toute entière
avec une forte majorité ;
mais, six mois plus tard, cette majorité devenait républicaine.
Le parti républicain avait mérité ce succès par sa sagesse et aucun
de ses promoteurs n'avait, plus que Rousseau,
contribué à le faire bien venir de la population.
Historique de la statue d'Armand Rousseau à Brest
en bas de page
Grâce à sa clairvoyance et à sa netteté d'esprit, Armand Rousseau avait de suite fixé ses propres opinions
en matière politique.
Partisan convaincu des institutions républicaines et des idées de M. Thiers, très ferme sur les principes, mais,
dans l'action, modéré, conciliant, s'efforçant, sans rien céder sur le fond, de gagner les adversaires par la raison,
par la patience, toujours prêt à encourager et à honorer leur conversion loyale, il considérait son parti,
le parti républicain, comme le grand parti national français, que son devoir était de servir exclusivement
dans l’intérêt du pays, jamais dans le sien propre ou pour l'avantage particulier de ses amis politiques.
Il s'était tracé cette ligne de conduite dès 1871, et il la suivit sans variation ni défaillance jusqu'à la fin de sa vie.
Non seulement Armand Rousseau était fidèle à soin drapeau, mais il le portait fièrement, se plaisant à le déployer
dans la bataille avec une crânerie chevaleresque.
Il en eut plusieurs fois l'occasion.
D'abord à l'Assemblée nationale, où, à propos de l'élection de M. Swiney, qui cependant n'était pas contestée,
il fit un grand discours pour laver son parti du reproche de s'être livré à des manœuvres déloyales et aussi pour disculper un de ses amis, son successeur à Brest dans le service des ponts et chaussées, contre l'imputation d'avoir fait,
en sous-main, de la politique d'opposition.
Il entendait que lui et les siens se présentassent partout le front levé.
Il était intraitable quand il s'agissait d'honneur ou de la défense d'un ami calomnié.
Plus tard, le 15 décembre 1882, ayant pris la parole pour défendre le gouvernement républicain contre des attaques motivées par les grandes dépenses pour les travaux publics, il tient à cœur de justifier M. Varroy, dont il avait été
le collaborateur comme sous-secrétaire d'Etat, et il se fait applaudir de la, Chambre pour
« être venu remplir un devoir envers le ministre éminent, le parfait homme de bien qui l'avait honoré de sa confiance ».
Ce devoir, combien d'autres eussent omis de le remplir !
M, Varroy était sénateur… et on ne l'attaquait qu'en paroles !
Mais où il montra surtout sa généreuse bravoure, ce fut dans la nuit mémorable du 1er février 1883, pendant laquelle fut discutée et votée la loi interdisant les mandats électifs et les emplois civils et militaires aux membres des familles ayant régné en France.
De toutes ses forces il s'opposa
« aux mesures d'exception, « qui n'ont plus de raison d'être du jour où existe un gouvernement régulier, où fonctionne une Constitution.
Autrement, on ne sait pas où l'on s'arrêtera ».
« Pour ma modeste part, dit-il, j'ai contribué à fonder la République,
à créer dans mon départe ment l'opinion républicaine mais,
si cette opinion doit dévier du côté qu'on nous indique,
je me refuse à aller plus loin. »
Puis, avec un courage qui, cette fois, atteint certainement à l'héroïsme, il ose parler des services rendus par le Centre gauche,
par ces conservateurs républicains dont vous ne devez pas
vous séparer et qui repoussent les mesures d'exception,
et il rappelle l'un de ces services les plus signalés.
« C'était en octobre 1873, au moment de la tentative de restauration monarchique.
J'avais alors l'honneur de siéger à la commission du budget.
Dans le sein même de cette commission, un des négociateurs de cette tentative vint trouver M. Léon Say,
le prit dans une embrasure de croisée et lui dit :
« Vous allez marcher avec nous, vous ne pouvez pas faire autrement. »
M. Léon Say, qui présidait alors le Centre gauche, répondit :
« Vous voulez entreprendre la revanche de la Révolution ; je ne vous suivrai jamais, jamais ! »
Deux heures après, le Centre gauche était réuni, M. Léon Say lui portait le récit de cette démarche et de la réponse
qu'il y avait faite.
Il fut couvert d'applaudissements unanimes, et la tentative de restauration monarchique échoua.
Et il termine son discours par ces mots :
« Vous voulez affermir la République ?
Eh bien, vous avez le choix entre les deux politiques que je vous ai définies l'une est la politique des démocraties faibles
et jalouses, l'autre est la politique des démocraties fortes et généreuses ;
nous avons pratiqué cette dernière jusqu'ici, je vous conjure de ne n pas l'abandonner. »
L'homme se peint tout entier dans ces nobles paroles.
Il est brave jusqu'à rudement tenir tête à ses amis ;
il est généreux jusqu'à ne jamais oublier un service rendu à sa cause.
Ce fut sans doute une grande satisfaction pour Rousseau de voir, en cette occasion, Anatole de La Forge,
un républicain non moins éprouvé que lui, mais bien plus avancé, se ranger de son côté avec huit de ses amis.
En toutes choses, sa fidélité à ses propres convictions non seulement était absolue, mais, en outre,
se manifestait ouvertement, quel que fût le tort qui pût en résulter pour lui-même.
Il était libre-échangiste, et jamais il ne se déclara tel plus nettement que lorsqu'il devint compromettant de le faire.
Aussi bien dut-il principalement à cette franchise les interruptions de sa carrière parlementaire on exploita contre lui, auprès du paysan, ses convictions économiques.
Mais qu'il y eut à soutenir, pour l'honneur du parti, quelque lutte inégale, on oubliait ses principes de libre-échange et on le pressait
de conduire la bataille et jamais, si improbable qu'ait été le succès, Rousseau n'a su résister à ceux qui firent appel à son dévouement.
Sa hauteur d'âme et son désintéressement relevaient bien au-dessus des petitesses de la compétition électorale et rien, en définitive,
ne pouvait lui paraître, sinon plus agréable, du moins plus flatteur, que d'être, comme un bon pilote, négligé quand le temps est beau
et recherché quand sévit la bourrasque.
Historique de la statue d'Armand Rousseau à Brest
en bas de page
Cependant les plus précieux témoignages d'estime et de respect ne lui ont pas manqué.
De 1871 jusqu'à son départ pour l'Indo- Chine, en 1895, il a représenté le 2° canton de Brest au Conseil général
du Finistère, et ce Conseil, depuis qu'il put élire, en 1883, un républicain pour président, lui a fait constamment l'honneur de le porter à cette dignité, pour laquelle, dans les dernières années, il n'avait même plus de concurrents.
Tout ensemble président de l'Assemblée et rapporteur des affaires de travaux publics, Rousseau conduisait les débats avec une autorité et une compétence très fructueuses.
Il a rendu les plus grands services à ses concitoyens, en ce qui concerne surtout l'amélioration de la voirie et la création de petites lignes très économiques de chemins de fer départementaux.
Même au Parlement, les affaires, celles du pays s'entend, l'ont, en somme, beaucoup plus occupé que la politique proprement dite.
Quatre fois membres de la commission du budget, et deux fois
sous-secrétaire d'État, (aux travaux publics en 1882, aux colonies
en 1885), durant ses huit années de législature (1871 à 1875
et 1881 à 1885), il eut principalement à s'occuper des questions
de travaux publics, dont l'importance fut alors si considérable.
Il les traitait avec une intelligence et une sûreté de main très profitables au bien général.
Son rôle ne changea guère pendant les cinq années que, dans l'intervalle de ces deux législatures, il passa au ministère des travaux publics comme directeur des routes et de la navigation.
Son ministre le déléguait volontiers au Parlement à cause du crédit qu'il gardait auprès de ses anciens collègues ;
il ne prit pas moins la parole comme commissaire du gouvernement qu'il ne l'avait prise, comme député, à l'Assemblée nationale.
Photo de l’exposition de 2014 à Hanoi et centrée
sur le fonds photographique du gouverneur général
Armand Rousseau
(gouverneur général de décembre 1894 à décembre 1896)
Deux traits sont à retenir touchant son administration.
Le premier se rapporte à l'entrée en fonctions.
Rousseau avait repris tout simplement, après la dissolution de l'Assemblée nationale, son ancien emploi d'ingénieur au port de Brest, quand M. Christophle, alors ministre des travaux publics, lui pro- posa la direction des routes et de la navigation.
Mais il n'était encore qu'ingénieur ordinaire, et, comptant pour rien, dans le milieu administratif, son, passage à l'Assemblée nationale, il craignit que la modestie de son grade ne le mit dans une fausse situation vis-à-vis des inspecteurs généraux, auprès desquels il représenterait le ministre.
Aussi ne voulut-il accepter qu'après avoir consulté les chefs du corps des ponts et chaussées.
Ceux-ci, très touchés d'un si honorable scrupule, lui firent le meilleur accueil.
Le second trait, propre à révéler son caractère sous un autre aspect, est relatif à la méthode qu'il suivait dans l'exercice de ses fonctions.
Il savait se contenir dans les limites de ses attributions, agissant seulement en administrateur et laissant aux organes techniques toute leur valeur.
S'il voyait un ministre, homme de métier, éplucher des dossiers et appuyer son avis d'ingénieur de son autorité de ministre, il lui reprochait amicalement de confondre les genres et de se mêler de ce qui ne le regardait point.
Aussi bien savait-il que, pour faire de bonne administration,
exempte de désordre et d'incurie, il faut laisser à chacun
sa part d'action et de responsabilité.
Armand Rousseau venait de quitter pour la seconde fois le Parlement et d'abandonner en même temps le sous-secrétariat d'Etat des colonies, quand le gouvernement lui demanda un service
des plus importants et des plus délicats.
La Compagnie du canal de Panama sollicitait l'autorisation d'émettre un emprunt de 600 millions, sous la forme d'obligations à lots.
Il s'agissait, pour prendre une décision, d'obtenir des informations exactes sur l'état des travaux, sur la dépense restant à faire
et sur le délai d'achèvement probable.
Des intérêts très considérables étaient en jeu ;
le chef de l'entreprise portait un nom illustre, connu du monde entier.
Photo de l’exposition de 2014 à Hanoi et centrée
sur le fonds photographique du gouverneur général
Armand Rousseau
(gouverneur général de décembre 1894 à décembre 1896)
Il fallait apporter dans l'examen de la question, non seulement beaucoup de capacité technique et de clairvoyance professionnelle, mais encore une indépendance absolue, une fermeté à toute épreuve et une prudence très avisée, rendue nécessaire pas' les aléas d'une entreprise qui n'avait pas de précédents.
Il fallait surtout que l'intégrité du mandataire fût au-dessus de tout soupçon.
Armand Rousseau réunissait en lui ces qualités.
Le gouvernement fit bien de le choisir; la suite montra qu'il ne pouvait pas mieux placer sa confiance.
Parti de Saint-Nazaire dans les premiers jours de janvier 1886, Rousseau revint en France au commencement d'avril, après avoir passé quinze jours dans l'isthme et avoir visité au retour une partie des États-Unis et du Canada.
Ayant aussitôt rédigé son rapport, il le remit, dès le 30 avril, au ministre des travaux publics.
« Les travaux, dit-il, sont en pleine activité.
La vue des dix mille ouvriers qui animent les chantiers du canal, le va-et-vient incessant des locomotives
et des trains de terrassement, le bruit des innombrables coups de mine qui ébranlent le sol,
le spectacle des nombreux engins qui l'attaquent par les moyens les plus divers, tout cela est bien fait pour inspirer,
surtout aux personnes étrangères au métier d'ingénieur, une entière confiance dans le succès de l'œuvre. »
« Mais il ne faut point s'arrêter à l'aspect extérieur des choses.
Sur les 120 millions de mètres cubes qui sont à extraire,
on n'en avait enlevé que 15 millions au 31 décembre 1885,
et les trois premiers mois de 1886 n'avaient produit chacun qu'environ 1 million de mètres cubes.
Il faudrait donc, avec l'organisation actuelle, huit à neuf ans
pour achever les travaux et, dès lors, cette organisation ne permettrait pas de les terminer dans le délai voulu, en mars 1890.
Pour ce qui est de la dépense, les estimations de la Compagnie sont trop faibles d'au moins 120 millions.
Il faudrait pouvoir disposer de 900 millions.
En définitive, « l'achèvement du canal avec les ressources prévues
et dans les délais annoncés me paraît plus que problématique,
à moins que la Compagnie ne se décide à apporter dans ses projets
des réductions et des simplifications importantes. »
Photo de l’exposition de 2014 à Hanoi et centrée
sur le fonds photographique du gouverneur général
Armand Rousseau
(gouverneur général de décembre 1894 à décembre 1896)
En conseillant des réductions et des simplifications, Rousseau envisageait la substitution d'un canal à écluses,
au canal à niveau ;
mais il se bornait à laisser entendre discrètement son avis.
Le gouvernement n'avait point à substituer, en intervenant par des indications précises,
sa responsabilité à celle de la Compagnie.
Il lui appartenait seulement d'exiger de celle-ci les justifications les plus approfondies avant de statuer
sur la demande d'emprunt.
Donc, selon Rousseau, la construction du canal était encore possible seulement il fallait changer de méthode.
On s'était lancé dans cette entreprise très légèrement, sans études suffisantes, sans projet bien arrêté,
sans estimation de dépense sérieuse.
Il fallait en faire son mea culpa et procéder enfin rigoureusement, en serrant les chiffres d'aussi près que possible.
Il est bien malheureux que ce rapport n'ait pas été publié immédiatement.
Peut-être eût-on prévenu la catastrophe en le divulguant.
Mais on le jugea d'abord empreint de pessimisme et, plus tard, quand le désastre devint imminent,
on ne le publia pas davantage, parce que le cours des événements l'avait fait alors paraître optimiste.
Aussi bien résulte-t-il de cette douloureuse expérience qu'il faut dire la vérité, d'autant plus qu'elle est désagréable
à entendre et que plus tôt on la dit, mieux cela vaut.
La preuve que Rousseau l'avait dite, c'est que ses conclusions et même ses chiffres ont été pleinement confirmés
par le rapport de la commission d'études instituée par le liquidateur de la Compagnie de Panama,
rapport très étudié et très documenté, dressé à l'aide d'informations prises sur place par une délégation technique
de cinq membres qui passèrent six semaines dans l'isthme.
Rousseau a beaucoup souffert du secret auquel fut condamné
son rapport, non pas tant parce que, ayant été à la peine, il pouvait regretter de n'être point à l'honneur, qu'à cause des funestes conséquences que devait entraîner pour le public cette inexplicable mise au secret, si lamentablement expliquée par la suite.
Mais la discrétion professionnelle était, pour lui d'obligation stricte.
Il n'était pas de ceux qui entrouvrent complaisamment les dossiers devant les amis, ni surtout de ceux qui les laissent s'égarer
dans les cabinets de rédaction.
Il souffrit donc, et se tut, jusqu'à ce qu'on l'eût enfin, en janvier 1893, après sept années de silence, autorisé à publier son rapport.
Mais alors, le drame ayant pris fin, qui s'occupait encore de Panama !
Photo de l’exposition de 2014 à Hanoi et centrée
sur le fonds photographique du gouverneur général
Armand Rousseau
(gouverneur général de décembre 1894 à décembre 1896)
Tandis qu'Armand Rousseau traversait l'Atlantique pour se rendre à Panama, un décret du 19 janvier 1886
le nommait conseiller d'Etat et l'attachait à la section des travaux publics.
Il occupa cette position jusqu'à son départ pour l'Indo-Chine, c'est-à-dire durant près de dix années.
Jamais, au cours de sa carrière mouvementée, il n'est demeuré aussi longtemps dans le même emploi.
Son directorat au ministère des travaux publics lui avait déjà fait prendre, comme conseiller en service extraordinaire, une part importante aux délibérations du Conseil d'État.
Quand il fut devenu membre permanent de cette Assemblée, sa participation devint plus considérable et plus étendue.
Il s'intéressait beaucoup aux questions de droit, à la législation administrative, aux principes de la jurisprudence.
Dès sa sortie de l'Ecole des Ponts et Chaussées, il s'était adonné sérieusement aux études juridiques et il avait tiré parti des connaissances qu'il y avait acquises pour défendre avec succès les intérêts de l'État devant le Conseil de préfecture du Finistère.
La chaleur d'âme, qui lui était naturelle, trouvait à se manifester jusque dans la discussion de ces matières arides.
Invinciblement homme d'action, même lorsqu'il siégeait au contentieux du Conseil, il entraînait ses collègues à naviguer sur la Seine pour leur expliquer, d'après nature, une question de domanialité fluviale, et pour les convertir à ses idées.
Aucune considération ne l'empêchait de déclarer catégoriquement son avis et de le soutenir avec une énergie
et une insistance, familièrement qualifiées de bretonnes par ses collègues, mais toujours parfaitement courtoises.
Il a rédigé beaucoup de rapports, il a fait partie de beaucoup de commissions, et il en a présidé de très importantes, surtout à la demande du ministère des travaux publics.
Il fut un excellent président, voyant de haut les affaires, en saisissant très vite les points essentiels ou délicats et sachant conduire les discussions avec lucidité, présence d'esprit et autorité.
Mais Rousseau avait alors neuf ans de plus et touchait à la soixantaine.
C'était là un obstacle d'une autre sorte, dont toutefois sa famille, et ses amis se préoccupèrent beaucoup plus
que lui-même.
Sa femme surtout, qui, dès ce moment, eut comme le pressentiment de l'issue fatale, fit tout le possible pour le retenir ; elle ne voulut pas le laisser partir sans elle ; il dut aller consulter des médecins.
Tant d'affection et tant d'alarmes le portèrent d'abord à refuser mais un nouvel appel fait à son dévouement au pays lors des réceptions du 1er janvier, lui rendit ce refus si pénible, que sa femme, acceptant le sacrifice,
consentit à le laisser partir sous la condition qu'il avait posée, c'est-à-dire seul avec l'aîné de ses fils.
Sur ce que Rousseau a fait dans l'Indo-Chine, pas n'est besoin de s'étendre ici.
Il était admirablement préparé aux hautes fonctions qu'il y exerça et qu'il avait, en quelque sorte, lui-même définies
en rédigeant au Conseil d'Etat, quatre années auparavant, le décret rendu pour étendre les pouvoirs
et régler les attributions du gouverneur général.
Tout ensemble ingénieur, administrateur et homme d'Etat, il possédait au plus haut degré non seulement l'expérience et les capacités nécessaires pour organiser notre vaste et morcelée colonie d'Extrême Orient, mais encore la résolution et l'autorité indispensables pour la pacifier et la gouverner.
Et, de fait, il l'a organisée, pacifiée et gouvernée.
Mais il s'est tué à cette besogne.
Ce n'est pas le climat qui l'a couché au cercueil ;
ce ne sont pas, quoiqu'il y fût sensible, les impudentes et odieuses attaques d'une partie de la presse locale
qui l'ont blessé à mort.
Armand Rousseau était trop bien trempé, au physique comme au moral, pour succomber, en deux années,
à la chaleur humide de l'Indo-Chine ou aux articles empoisonnés des journaux.
Ce qui l'a tué, ce sont le zèle ardent, le dévouement impétueux, inséparables de lui-même,
qu'il a prodigués dans l'exercice de sa fonction.
La caisse du gouvernement était vide.
Or, que faire sans argent ?
Son parti est vite pris.
Il ira chercher en France le nerf de la guerre et des travaux publics ; et, pour ne pas perdre de temps, sitôt le pays visité, les besoins étudiés, les projets préparés, il s'embarquera, il viendra demander aux ministres et au Parlement l'autorisation de contracter un emprunt gagé sur les ressources dont il peut maintenant garantir l'existence.
À cette longue station au Conseil, d'Etat succède la dernière
et glorieuse phase de la carrière d'Armand Rousseau.
Le gouvernement général de l'IndoChine lui avait déjà été offert
en 1885, au moment où il quittait le sous-secrétariat des colonies mais d'impérieuses nécessités de famille ne lui avaient pas permis d'accepter à ce moment ;
ce fut Paul Bert qui partit et qui mourut.
Les mêmes obstacles n'existaient plus quand, à la fin
de décembre 1894, le gouvernement renouvela sa proposition.
Historique de la statue d'Armand Rousseau à Brest
en bas de page
Peu lui importe la saison.
Renversant les usages, dédaignant les règles médicales,
au lieu de passer, comme il en avait fait le projet, l'hiver au Tonkin, avec sa famille qui devait le rejoindre, et l'été suivant en France,
il passera l'hiver à Paris et l'été au Tonkin ;
et ainsi gagnera-t-il une campagne pour l'exécution des travaux.
L'hiver fut extrêmement fatigant.
Ce ne fut pas une petite affaire que de mettre en mouvement la machine parlementaire et de lui faire rendre un chèque de 80 millions.
Il y fallut sa constante activité, sa chaleur communicative,
la confiance absolue qu'inspirait sa parole.
Pourtant, ni la bonne volonté, tant des Chambres, il avait été deux fois député et venait d'être élu,
pendant son absence, sénateur du Finistère, que des ministres, ne lui fit défaut.
Le ministre des finances d'alors, devenu son successeur et demeuré son admirateur, lui prêta le concours
le plus énergique ;
et cependant plus de trois mois furent nécessaires pour voter cet emprunt, qu'il pensait obtenir en six semaines.
Cette saison froide, très fatigante, intercalée entre deux saisons chaudes non moins pénibles, voilà, si l'on y ajoute
le voyage entrepris en septembre et en octobre dans l'Annam, la Cochinchine et le Cambodge,
ce qui a terrassé Armand Rousseau.
Déjà fatigué, quand, au dernier printemps, il revint à Hanoï, puis, gravement malade au mois de juillet,
alors qu'il se disposait à partir pour Haé, il a voulu, sitôt qu'il a pu se mettre en route, faire son voyage quand même.
Il se tenait pour obligé de parcourir toute la, colonie et d'en visiter tous les chefs-lieux ;
il ne voulait pas que Saigon pût -être jalouse de Hanoï.
Ce voyage l'a achevé.
Revenu le 13 novembre à Hanoï, il y tombait malade, dès le 15, d'un abcès au foie, et, après une amélioration passagère, il expirait, le 10 décembre, dans les bras de sa femme et des deux enfants, qui l'avaient accompagné
cette fois, et qui ont eu, avec l'immense douleur de le perdre, la consolation de l'assister à ses derniers moments.
Ainsi, ce sont bien cet emprunt d'abord, et ce voyage ensuite, qui l'ont tué.
Ainsi, c'est bien pour l’accomplissement de son devoir qu'il est mort.
Il s'est trop donné.
Il s'est prodigué.
Se donner à ses idées, à ses convictions, à ses devoirs, à sa patrie; se donner à sa famille, à ses concitoyens, à tous ceux qui lui demandaient assistance ; se donner à tout ce qui est noble et grand, à tout ce qui est humble et faible
se donner sans relâche et sans réserve, telle fut la caractéristique de la vie d'Armand Rousseau.
Il a eu de très hautes qualités d'intelligence et de volonté ;
mais il a eu mieux que cela, il a possédé la grande et souveraine vertu, le dévouement, la bonté,
l'adorable et inépuisable bonté.
C'est pourquoi il a gagné tant de cœurs c'est pourquoi nous l’aimons et nous l'admirons.
Et le monde est si étrangement fait, si plein de contradictions, que, en vérité, nous aimerions et admirerions
moins Armand Rousseau si, le don qu'il a fait de lui-même ayant été moins complet, nous pouvions,
au lieu d'accompagner son cercueil, lui témoigner encore notre affection.
Bientôt, après les funérailles solennelles faites à Paris, par les soins de l'État, il va, comme il l'a demandé,
reposer au cimetière de Tréflez, auprès de ses parents et d'un fils bien aimés, non loin du manoir familial où il comptait passer ses dernières années, non loin de la plage où il eût promené ses pas et de la mer qui eût réjoui ses yeux.
Ce contraste des espérances évanouies avec la douloureuse réalité sera bien cruel pour, les siens.
Puisse le souvenir d'une belle vie et d'une noble fin les réconforter et les consoler !
17 janvier 1897.
F. DE D.
Historique de la statue d'Armand Rousseau à Brest
Source : e-monumen.net
1899 : la ville de Brest prévoit d’ériger une statue en l’honneur d’Armand Rousseau.
Un comité présidé par Kerjégu est constitué par les républicains du conseil général.
Plusieurs artistes de la France entière offrent leur candidature pour la réalisation de ce monument.
Le comité choisit Denys Puech.
1900 : Puech travaille en collaboration avec l’architecte Vaudremer.
1901 : la maquette est achevée.
Une souscription publique complétée d’une subvention de l’Etat finance le projet.
Le ministre de la Guerre donne l’autorisation à la ville de Brest d’ériger son monument
dans la zone de fortification du château.
1903 : inauguration le 26 juillet en présence de Maruéjols, ministre des Travaux publics et de Gaston Doumergue, ministre des Colonies.
1942 : la statue est fondue sous le régime de Vichy.
1954 : la ville souhaite restaurer le monument, mais le ministère de la Reconstruction refuse d’apporter son aide,
donc la statue ne sera pas remplacée.
1958 : la Direction maritime, qui souhaite réaménager l’espace autour du château,
procède à l’enlèvement du socle et décide de le remplacer par une stèle de granit.
Les blocs de pierre sont jetés dans les déblais de l’arsenal.
1987 : la Société d’Etudes de Brest redécouvre les morceaux du piédestal.