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Fenêtres sur le passé
1896
Un drame légendaire breton
- la lépreuse -
Source : La Dépêche de Brest 20 mai 1896
On vient de représenter à Paris un drame légendaire breton, la Lépreuse, auquel
M. Jules Lemaître consacre une grande partie de son feuilleton dramatique des Débats.
L'œuvre, début d'un jeune, M. Henry Bataille, est d'une saisissante originalité.
C'est, pour nous servir des termes mêmes de M. Lemaître, « une tragédie formée de vérité humaine très généralisée, une tragédie en style de ballade populaire ».
La forme est spéciale.
C'est une sorte de prose rythmée, naïve et chantante, qui fait songer à une traduction
de quelque vieux poème bardique, avec des bizarreries voulues qui font le drame étrangement lointain.
Jules Lemaître
L'action se déroule dans une vague et moyenâgeuse Bretagne.
Le fermier et la fermière, Matelinn et Maria, ont un fils :
Ervoanik, amoureux d'Aliette Tili, une jolie fille qui n'est pas du village.
Et l'on dit que la mère d'Aliette est lépreuse, et qu'Aliette l'est aussi, et que, dans tout le pays de Bretagne,
des hommes sont morts d'avoir couché dans son lit ou seulement bu à son verre.
On le dit, mais on n'en est pas sûr...
Ne jurerait-on pas, dit M. Lemaître, dont nous suivons en l'écourtant, l'intéressante analyse,
que ce qui suit est traduit d'une chanson d'il y a quatre ou cinq siècles ?
Ervoanik fait sa demande à ses parents :
Henry Bataille
Mon père et ma mère, si vous êtes contents,
J'épouserai une jolie fille.
MARIA
Vous êtes bien jeune et nous pas très vieux,
Et quel est le nom de votre petit cœur ?
ERVOANIK
Vous la connaissez.
Nous avons dansé en rond avec elle
Plus d'une fois sur l'aire.
MATELINN
Comment nommez-vous votre amie ?
ERVOANIK
C'est la plus jolie fille qui jamais
Porta la coiffe de lin...
Et elle a le nom d'Aliette...
MARIA
Non, en vérité, vous ne l'épouserez point,
Car on le reprocherait à vous et à nous.
ERVOANIK
Ma mère, il est juste que je vous écoute
Et je vous dois obéissance.
Mais si je ne me marie ainsi.
Alors adieu aux joies de ce monde.
Et jamais femme je n'aurai.
MARIA
Vous épouserez, vous épouserez
Quelque saine et blanche épousée,
Afin que vous mettiez au monde
Un petit-fils dont j'aurai plein les bras.
ERVOANIK
Ecoutez-moi plutôt, ou votre cœur sera navré
En voyant dépérir et périr
Le pauvre cœur que vous avez mis au monde.
MARIA
Oui, mon fils, je vous ai mis au monde,
Je vous ai porté entre mes deux côtés,
Et jamais vous ne m'avez causé tant de peine,
Mon fils, que vous m'en causez à présent.
ERVOANIK
Je n'ai pas fait de mal en vous aimant.
Je ne fais pas de mal en aimant Aliette.
Mais la colère du père éclate en termes imprévus.
« Ou sont vos six filles ? » demande-t-il à sa femme.
Elle le lui dit et Matelinn de crier :
Fermez toutes les portes à clef !
Enfermez-les toutes les six, qu'elles ne sortent !
Laissez-les pourrir au grenier comme des pommes,
Si vous ne préférez les voir, au train dont va le monde,
Avec leur ventre jusqu'à leur œil (sic)
Enceintes de votre porcher !
Ervoanik se fâche.
Il maudit son père, mais subitement effrayé de ce qu'il vient de dire, il tombe à genoux sur le sable :
0 ! grand pardon.... ma mère....
Je ferai grande pénitence d'avoir dit ceci.
J'en demande aussi pardon à Notre-Dame du Folgoat.
Je ferai trois jours le tour de sa chapelle.
Taisez-vous, père de bonne volonté,
Voici votre fils qui revient à vous.
Pardonnez-moi, mon père.
Et il s'en va au Folgoat avec Aliette, qu'il ne croit pas lépreuse.
En route, ils s'arrêtent dans la chaumière de Tili, la mère d'Aliette, une sorte d'ogresse,
qui attire chez elle les petits enfants et leur offre des tartines pour leur donner son mal.
La vieille reçoit bien Ervoanik, qu'elle traite moins en gendre qu'en « client » de sa fille.
Mais celle-ci refuse de poursuivre l'œuvre de mort.
Elle ne donnera pas au jeune homme le baiser qui lui communiquera l'horrible mal.
J'ai aimé dix-huit innocents,
Je leur ai donné la lèpre à tous,
Mais le dernier, oh ! oui, le dernier
Me brise le cœur,
Et maintenant j'ai peur de tout moi-même,
Peur de mes lèvres, peur de mes mains,
D'une goutte de sang de mon petit doigt,
J'en tuerais cent, j'en tuerais mille...
Sonnez donc, sonneurs de la noce,
Et sonnez fort...
Quand vous serez partis,
Nous resterons seuls tous deux.
La colère de la vieille éclate, alors et Aliette persistant dans sa pensée,
elle s'avise d'un stratagème.
Elle dit à Aliette qu'Ervoanik la trompe ; qu'il a séduit une fille de son village, dont il a eu deux enfants,
et elle persuade au gars de la laisser croire à ce mensonge, afin d'éprouver son amour.
Le gars le lui promet.
Et Aliette, tout aussitôt, le convie à boire dans le verre où elle vient de tremper ses lèvres, — sachant qu'il boira la lèpre dans cette rasade.
Et le jeune homme boit, pendant que la vieille Tili grommelle :
« Buvez : ceci est mon sang ! »
Au dernier acte, le crime est accompli.
On va conduire Ervoanik « à la maison blanche », l'horrible maison où on enferme les lépreux.
Qu'importe ?
Le gars aime toujours Aliette et encore plus depuis que le sang malade de la bien-aimée coule
dans ses propres veines.
Le cœur que tu m'avais donné à garder,
Ma bien-aimée, je ne l'ai perdu ni distrait,
Le cœur que tu m'avais donné, ma douce belle,
Je l'ai mêlé avec le mien.
Quel est le tien ? Quel est le mien ?
— Ainsi, dit la mère, ton cœur même ne me restera pas ?
Mais lui, naïvement subtil :
Oh ! tranquillisez-vous, mère mortelle :
Mon petit cœur d'enfant est à vous.
Et Ervoanik dit adieu à ses amis, à ses sœurs, à toute la paroisse.
Il se lamente doucement et dit à sa mère :
Sur mon lit étendu,
Je penserai quelquefois à vous.
Je dirai de temps en temps :
Je vois ma mère dans le jardin
Qui coupe des choux pour son dîner.
Il dit à ses sœurs :
Mes sœurs, souvenez-vous de votre frère Yohan.
Toi, la plus petite, il s'appelait Yohan...
Tu te souviendras.
06/03/1922
obsèques de Henry Bataille, discours de Robert de Flers
[devant l'église Saint-Honoré-d'Eylau]
[photographie de presse] / [Agence Rol]
Bibliothèque nationale de France
Mais voici venir le bailli qui lui lit le règlement des lépreux.
On lui met un capuchon noir.
On l'asperge d'eau bénite.
Les cloches sonnent et on le conduit à « la maison blanche », d'où il ne sortira plus....
Tel est ce drame, puissant en sa primitive naïveté.
Les éternels sentiments d'une humanité élémentaire s'y allient à la grâce de détails très précis et réalistes,
piqués dans un tableau de rêve.
M. Jules Lemaître l'affirme, et c'est un guide assez délicat et assez sûr pour qu'on puisse le croire sur parole.