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Fenêtres sur le passé
1927
L'espion Alexandre Gordon Warhouse à Brest en 1769
par Ollivier Lodel
Contributeur : Patrick Tranvouez
Source : La dépêche de Brest les 8, 15 et 28 août 1927
Après la paix de 1763, qui avait affaibli notre puissance maritime et coloniale,
l’Angleterre n'avait qu'une préoccupation :
Nous empêcher de nous relever de notre déchéance momentanée.
Issu d'une des meilleures familles d'Ecosse, alliés aux premières maisons d'Angleterre, Gordon avait 19 ans, en 1767, quand il fut compromis dans une rixe qui eut un tel retentissement que l'officier dut s'expatrier.
En 1768 il est reçu par lord Harcourt, ambassadeur d'Angleterre en France qui lui propose d'aller visiter les ports de France, notamment celui de Brest, afin de s'y procurer des détails exacts sur le nombre des vaisseaux, leur état, l'importance des approvisionnements, l'effectif des ouvriers de l'arsenal.
Séduit par l'appât des récompenses qui lui étaient promises, Gordon accepte.
À son arrivée à Brest Gordon, grâce à une lettre de Lord Harcourt Gordon datée du 14 mai 1769, est autorisé,
par M. de Roquefeuil, commandant de la Marine, de visiter magasins et ateliers de L'arsenal
L'officier écossais Gordon, se met en relation avec les jeunes officiers et les gardes, et ne tarde pas à apprendre,
que François Dauvais, (secrétaire chez M. de la Rozière, ingénieur général), est de ceux qu'on « achète » facilement.
Le 29 mai 1769, Dauvais reçoit 12 louis d'or, contre de trois mémoires concernant les ateliers du port, les magasins, les approvisionnent et le nombre d'ouvriers.
Mais Gordon veut d'autres renseignements :
Un plan de Brest, l'emplacement des batteries de la côte.
Et pour cela, il s'adresse à Roger Omnès, maître d'écriture, qui, accepte la proposition de ce dernier.
Omnès raconte son entrevue à Julien Lemonnier, exempt de la prévôté.
Ce dernier lui conseille de poursuivre sans se compromettre.
Ce qu'Omnès fait le soir même.
De son coté, Lemonnier met au courant M. de Clugny.
L'intendant lui prescrit de prendre le titre de son premier secrétaire, sous le nom de M. de la Ville-Deffaut,
et de gagner la confiance de Gordon.
Le piège est tendu au rendez-vous fixé chez Omnès, le lendemain 30 mai à 8 heures du soir.
L'exempt, travesti en bourgeois, déclare être très mécontent de sa patrie.
« Eh ! Bien, monsieur, lui dit Gordon, si vous voulez me servir d'espion dans ce pays, en me donnant connaissance de toute la côte de Bretagne, je vous assure une fortune pour vous et les vôtres. »
L'exempt demande quelques heures de réflexion.
Il les emploie à rendre compte à M. de Clugny de cette entrevue, et il revient en assurant Gordon de son concours le plus dévoué.
Mon cher de la Ville, lui dit alors l'espion, vous avez raison de recevoir la fortune quand elle s'adresse à vous.
« L’Angleterre forme le projet de détruire le port de Brest, de le combler, de brûler les bâtiments et les magasins.
Nous en faciliterons l'exécution si vous me donnez l'emplacement et le nombre de bois de construction ;
combien de vaisseaux, de gréements ;
combien de vivre dans les magasins et d'ouvriers dans les ports.
Combien aussi de soldats garde-côtes, car les Anglais les craignent beaucoup. »
L'entretien se termine vers onze heures du soir, rendez-vous est pris pour le lendemain soir, à neuf heures.
Le faux M. de La Ville est exact au rendez-vous, et il remet à Gordon les documents qu'il lui a demandés.
Alors, que de largesses lui sont offertes :
Promesse de 2.400 livres de rente annuelle ;
gratification de 24.000 livres, et une place de capitaine en Angleterre, s'il ne se plait pas en France, quand Gordon, aura détruit le port de Brest, dont il a évalué la perte à 200 millions, mais cela sous condition d'un contrat en bonne et due forme.
Lemonnier signe le contrat, il est une heure du matin, et l'exempt court chez M. de Clugny, pour le mettre au courant des dernières tractations et l'avertir que Gordon doit quitter Brest le lendemain.
René Aymar de Roquefeuil
chef d'escadre des armées navales
L'intendant et son pseudo-secrétaire se rendent alors chez M. de Roquefeuil.
Les deux officiers généraux décident l'arrestation immédiate.
À deux heures du matin, la maison où habite Gordon est cernée.
M. de Clugny, le contrôleur de la marine, le greffier de la prévôté, pénètrent dans sa chambre et trouvent l'espion profondément endormi, couché tout habillé.
On lui enlève sa ceinture, dans laquelle sont renfermés :
Cartes et plans, remarques sur la marine, le commerce et la situation de Brest, nombre de vaisseaux qu'on venait d'envoyer à saint Domingue, effectif des troupes embarquées, et un journal de ce qu'avait fait Gordon depuis son arrivée à Brest.
Dans deux petits sacs de toile très fine, pour être passés autour des reins, se trouvaient les contrats et quittances à l'appui, signés par Lemonnier, Omnès et Dauvais.
L'inventaire se prolongea jusqu'à dix heures du matin.
Gordon fut arrêté.
Gordon a été incarcéré dans la prison du Château le 31 mai 1769, où sur l'ordre du commandant de la marine de Roquefeuil, il est l'objet des plus délicates attentions.
Mais, le 12 juin, à la réception de l'arrêt du conseil, portant que son procès serait instruit par M. l'intendant de Clugny, il est transféré à Pontaniou.
Ainsi, par une monstrueuse violation des notions d'équité en matière de procédure criminelle, celui-là qui avait tendu à l'accusé le piège dans lequel il était tombé, celui-là devenait son juge !
Instruction longue et laborieuse, car ce ne fut que le 23 novembre que Gordon comparut à l'auditoire de la sénéchaussée royale de Brest.
Les charges qui pesaient sur l'accusé étaient si accablantes que l'issue du procès était certaine.
Et dès le lendemain, 24 novembre, un peu avant midi, Gordon était condamné à l'unanimité à avoir la tête tranchée par la sentence suivante :
« Nous Jean-Bernard de Clugny, par jugement souverain, déclarons le sieur Alexandre Gordon de Warhouse, convaincu d'avoir, par des pratiques et manœuvres illicites, contraires au bien de l'État, tenté de corrompre et d'avoir corrompu la fidélité des sujets de Roi en les engageant, par écrit et à prix d'argent, de lui fournir tous mémoires et renseignements, tant sur le nombre et la force des vaisseaux de Roi en ce port et le nombre des ouvriers qui y travaillent, des divers espèces d'approvisionnement et munitions qui peuvent y être rassemblés, les mouvements et armements qui s'y ferait et la destination des vaisseaux qui en sortiraient, que sur les ports et anses qui peuvent se trouver le long des côtes de Bretagne, de Saint Malo à Brest et spécialement de lui marquer les endroits de la côte voisine de Brest les plus propres à y faire des descentes avec sureté.
Pour réparation se tout quoi nous condamnons le dit Alexandre Gordon de Wardhouse à avoir la tête tranchée par l'exécuteur de la haute justice sur un échafaud qui sera, pour cet effet, dressé sur la vieille place du Marché de cette ville. »
Lecture de sentence est donnée au gentilhomme dans la prison de Pontaniou et il prend immédiatement ses dispositions testamentaires, parmi lesquelles nous relevons :
120 livres des gratification au perruquier Denis, qui l'a accommodé pendant sa détention ;
150 livres au geôlier et à sa femme ;
une croix d'or qui sera donnée à une bonne vieille femme âgée de 76 ans, nommée Marie Creuzel, laquelle, le voyant passer, peu de jours avant son arrestation, près du parc d'entrée des vivres, s'était écriée :
« Ah ! Quel bel homme ! Si j'étais jeune, je voudrais qu'il fut mon mari !... »
Le 29 novembre, à quatre heures de l'après-midi, Gordon sort de l'arsenal,
encadré par un détachement de la garnison.
Il est vêtu de noir et porteur de son écharpe, car il doit être exécuté « avec toutes les marques militaires ».
Il monte la Grand’Rue d'un pas ferme et la tête haute, sans affectation, saluant tout le monde, principalement les dames, qu'il voyait en grand nombre aux fenêtres.
Parvenu place Saint-Louis, où 450 hommes de troupes étaient sous armes,
il regarda l'échafaud « sans qu'aucune émotion se décelât en lui ».
Il s'entretint avec le plus grand calme pendant un quart d'heure environ, avec M. Siviniant, greffier de la prévôté, et pendant la lecture de sa sentence, qu'il entendit la tête couverte et un genou posé sur la pierre, toujours impassible, il se montra très attentif à l'énumération des griefs articulés contre lui.
Il marcha ensuite vers l'échafaud et le gravit avec la plus grande légèreté.
Parvenu sur la plate-forme, il salua les assistants à trois reprises, avec une noblesse exempte de recherche et se borna à dire :
« Voyez, messieurs, mourir un homme de vingt et un ans ».
Il se dépouilla de son écharpe, de son habit, qu'il ploya, pris un mouchoir dans lequel il ramena ses cheveux, repris son écharpe qu'il replaça comme si l'eût été de service, rabattit le col de sa chemise, demanda si elle était bien, mis un genou en terre, embrassa le poteau, et dit à l'exécuteur, en regardant le couteau qui devait lui porter le coup mortel :
« Ne me manque pas ! »
Sur ordre de l'intendant, le corps de Gordon fut inhumé, dans le cimetière de la rue du Rempart (rue Algésiras).
On a contesté la culpabilité de Gordon.
Il aurait, a-t-on dit, été sacrifié au ressentiment de l'intendant de Clugny, soit parce qu'il lui aurait, enlevé une maitresse, soit, parce qu'il aurait, avec plus au moins de succès, la cour à la femme de ce haut fonctionnaire.
Ce qui est certain c'est que le jeune gentilhomme fut entrainé dans sa triste aventure par l'ambassadeur d'Angleterre, Lord Harcourt, lequel non seulement n'intercéda pas en sa faveur, mais pour mieux masquer sa propre immixtion au complot, demanda qu'il fût livré à la justice et puni suivant toute la rigueur des lois.
L'affaire Gordon eut un retentissement dans toute la France et plusieurs gazettes de l'époque reproduiront ce quatrain anonyme :
D'un séducteur adroit, victime infortunée
Gordon, sur l'échafaud, nous fit verser des pleurs
Son courage honora sa triste destinée ;
Il finit en héros sa vie et ses malheurs.