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Fenêtres sur le passé

1929

Images de Brest : Dancings
article 3 sur 8

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Source : La Dépêche de Brest 31 octobre 1929

 

La meilleure preuve de l'attrait secret des dancings sur la population brestoise, je la vois dans ces rassemblements

qui se forment le soir, rue Colbert, au pied des remparts ou au carrefour des rues d'Aiguillon et Émile Zola.

 

Un bon peuple de jeunes badauds, fasciné par la musique, les enseignes lumineuses ou les hautes fenêtres

aux rideaux gonflés, d'une lumière suggestive, détaille, d'un œil plein d'envie, les privilégiés qui franchissent

d'un pas allègre le seuil de ces grottes des Mille-et-une Nuits.

Harmonisés par la distance, les accords mystérieux du jazz exaspèrent la poésie crépusculaire.

 

Un enchantement brutal, fait de lumière excessive, de chaleur vibrante et du ronflement de l'orchestre,

vous assaille sitôt que vous poussez la porte du dancing.

Une atmosphère bleue, brassée par le courant d'air, vous souffle au visage.

Parfums composites, odeurs humaines alliacées, fumées lourdes en volutes.

 

L'on danse parmi la floraison des serpentins, algues multicolores pendues sur un réseau de ficelles.

Et vous avez mille peines à forcer, à coups de coudes et de « pardon », la cohue « gigotante ».

Ou bien c'est la pause et la piste miroitante vous impressionne,

qu'il vous faut franchir sous les feux croisés des regards.

Vous passez rapides, hautains, à moins de vous raccrocher au sourire de bienvenue de quelque connaissance.

Pour beaucoup de jeunes gens (et de moins jeunes), le plus grand bonheur de la vie c'est de danser avec la femme qu'ils aiment.

Quelle discrète volupté de la serrer dans leurs bras, souple, légère, bondissante comme un oiseau prisonnier, de presser sa main ou de ployer sa taille, de respirer l'arôme troublant de sa chevelure, de suivre les jeux de la lumière dans l'eau profonde de son regard, de frôler sa joue ou sa hanche ou ses genoux, de soutenir

le poids délicieux de sa fatigue.

Un « corté » réussi leur donne l'illusion de l'accord parfait.

 

Voyez ce beau couple, noué dans un boston.

Elle, réfugiée sur la poitrine de son cavalier, la main crispée presque sur sa nuque, toute à la joie de dessiner d'harmonieuses arabesques, sourit aux anges invisibles de la danse.

Je vous jure qu'il n'y a dans ce sourire extatique aucune perversité.

Plaisir pur, plaisir rare, plaisir divin.

D'ailleurs, la danse n'est-elle pas d'origine religieuse ?

 

L'électricité s'adoucit dans les ampoules rouges, bleues ou vertes de l'orchestre que Freddo allume, pour les tangos et les bostons.

Les plus jolies danses, les plus redemandées.

On claque des mains ;

une femme implore, d'une voix irrésistible d'enfant gâtée :

« Encore ! Encore ! » Freddo, chic type, recommence l'air célèbre :

Séduction ou Griserie...

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Bien sûr, il n'y a pas que des danseurs parfaits, encore que la moyenne soit très honorable.

Une petite boulotte s'époumone à suivre la valse, d'un grand échalas, dont les jambes frénétiques balaient

des orbes impressionnants.

Ce gros homme chauve a l'air de pousser du ventre sa frêle cavalière.

Celui-ci fait le chat bossu.

Celui-là, petit et mince, est aux prises avec une dame opulente.

De tels assemblages blessent l'esthétique et font sourire la galerie.

Comme cette brave villageoise, en coiffe de Lannion, échouée là, le diable sait comment !

et qui s'obstine à danser, avec son homme des polkas maladroites ou des valses casse-cou.

On s'amuse à les voir se heurter à tous les couples, comme des bourdons affolés.

Ils sont imperméables au ridicule.

On rencontre quelques fanatiques qui ne ratent pas une danse (c'est pour eux qu'on a inventé l'expression populaire

et combien imagée : en suer une).

Surtout parmi la clientèle du dimanche après-midi.

De tout jeunes gens qui viennent là uniquement pour ça.

Et c' qu'on s'en donne, c' qu'on s'en paie !

Il faut en prendre pour tout le restant de la semaine.

Des petites filles qui, parfois, n'ont pas quinze ans.

Vendeuses dans un grand magasin, cousettes,

petites mains à 150 francs par mois.

Des robes simplettes, des teints triomphants de jeunesse,

des regards précocement avertis, des parfums bon marché.

Matinées pour enfants.

Les danseuses professionnelles font tapisserie,

comme des mamans.

Pas fâchées, je présume, de ce repos dominical.

 

Il est de mode que la jeunesse des noces brestoises s'en vienne au dancing terminer la fête.

Occasion rare de se dévergonder.

Sur le coup de minuit, c'est une irruption de smokings

et robes de soie en goguette, dont l'entrain assez gros,

nourri d'alcools, détonne dans l'ambiance quasi-mondaine

des soirées de semaine.

 

Voilà enfin des gens qui s'amusent !

Entendez qu'ils crient et se débraillent.

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Mais ils sont vite ramenés au commun diapason d'une joie discrets et concentrée, une joie nuancée qui se savoure goutte à goutte, comme un mélange aspiré avec une paille.

 

Ah ! Oui, décidément, les dancings brestois, pour qui n'en connaît ni les dessous ni les marchandages secrets, comptent parmi les spectacles les plus corrects de toute la ville.

La morale y est sauve, du moins en apparence.

Et ne sont-ce pas en somme les apparences seules qui comptent, en fait de morale ?

 

Le décri public n'atteint que le scandale.

 

(A suivre.)

L'IMAGIER.

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