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Fenêtres sur le passé
1931
Les îles de l'épouvante par François Ménez
- Article 3 sur 3 -
Source : La Dépêche de Brest : 7 mai 1931
« De hardis novateurs, nous dit Charles Le Goffic, dans la préface de son roman « Les Pierres Vertes »,
ont décidé de porter le subconscient à la scène.
Pour ce faire, ils doubleront le texte parlé d'un texte muet, éveillant ainsi toutes sortes d'harmoniques
et de dissonances insoupçonnées. »
Cet art subtil, pourquoi le roman n'essaierait-il pas d'entrer dans ses voies, ou plutôt de le faire entrer
dans les siennes, en conduisant, par exemple, « deux actions superposées, l'une extérieure, visible, écrite,
l'autre à peine indiquée et comme en filigrane dans le texte ? »
Le livre de Le Goffic, Les Pierres Vertes, est une application de ce principe.
L'action extérieure, c'est, dans le cadre de Molène et du Fromveur,
une histoire de morganes et de sirènes.
Le Richmond-Castle, un paquebot anglais, a sombré sur les Pierres Vertes,
à l'entrée du Fromveur, dans des conditions peu naturelles, par mer calme,
la nuit, sans aucun indice de brume.
Tout porte le savant folkloriste Max Lebeau à voir en ce naufrage l'intervention maléfique des sirènes ou morganes dont, à l'en croire,
les dernières tribus se seraient retranchées dans les parages d'Ouessant
et de Molène.
Elles se seraient ainsi vengées du commandant Craik, capitaine
du Richmond-Castle, qui aurait eu le tort de les tourner en dérision,
en leur attribuant un nez rouge et des dents vertes.
Et peut-être Floric Guichaoua, une orpheline quelque peu innocente, descendante présumée de morgane, n'est-elle pas étrangère au drame,
non plus qu'un certain Trompilh, Quasimodo marin dont la bosse
et le boutoir feraient volontiers croire à quelque malfaisant génie des eaux.
Telle est l'action extérieure, « visible, écrite ».
L'autre action, « à peine indiquée », la voici :
C'est « le martyre, les sursauts de la douloureuse conscience irlandaise, révulsée et incarnée
dans ce grotesque Trompilh à la fois haïssable et pitoyable qui palpite, ombre confuse, sur un fond volontairement imprécis de torpillages et d'agonies collectives sous-marines. »
Le Richmond-Castle sombré, dans de si mystérieuses circonstances, après douze autres navires de même nationalité, dans les mêmes parages, c'est Trompilh, un Irlandais, qui, de complicité avec le capitaine Madec, les a coulés,
en les entraînant sur les récifs du Fromveur.
Il a trouvé ainsi le moyen de venger sa patrie victime de la cruauté des landlords.
Et, c'est pourquoi, se sentant brûlé à Molène, il fuit dans son hajak, entraînant Floric qui, ayant recouvré,
grâce à la crépine, ses privilèges de sirène, « rejoint sous les eaux profondes ses ancêtres les morgans. »
Cette double intrigue, l'embrouillant à plaisir, Charles Le Goffic la mène avec la plus grande ingéniosité.
Non point assez pour que le lecteur, à aucun moment, soit dupe.
Ne croyant plus, depuis beau temps, aux morganes ni aux sirènes, il voit, dès les premières pages,
où l'auteur veut en venir.
Peut-être aussi cette Floric Guichaoua, innocente et gauche, et si tristement dépourvue d'attrait féminin, ne répond-elle qu'assez peu à l'idée que le lecteur moyen se crée des sirènes.
Combien plus séduisante serait cette Greta Gonne, de la Metro-Goldwin Foynes, Irlandaise elle-même d'origine, vamp blonde bien faite pour tourner les têtes et à qui Charles Le Goffic n'accorde dans le roman — et c'est dommage — qu'un rôle de tout second plan.
L'action « en filigrane dans le texte » — les complots de Trompilh,
« enfant d'Érin » —, apparaît ainsi au lecteur comme l'action essentielle.
Ce qui le surprend, tout au moins s'il est Breton, c'est que tonton Madec,
un capitaine bien ombrageux, se fasse le complice de Trompilh
et joue ce rôle de naufrageur.
Communauté de race, dira-t-on.
Oui, mais la communauté de race n'entraîne pas nécessairement
la communauté de sentiments ; et ceux de nos langoustiers qui ont tendu
leurs casiers dans les eaux irlandaises auraient beaucoup à dire sur ce point.
L'intrigue, aussi ingénieuse, aussi bien menée qu'elle puisse être, n'est d’ailleurs point,
dans le beau livre de Charles Le Goffic, ce qui retient le plus notre attention.
Molène déborde d’une poésie qui n'a pas besoin d'être romancée.
Cet îlot, qui, sur une carte, se distingue à peine de cent autres récifs, est à lui seul un monde, par les légendes,
les croyances particulières relatives à l'odyssée des âmes, à l'au-delà, qui s'y sont miraculeusement conservés,
comme les vestiges d'une civilisation morale qui, nulle part ailleurs, n’aurait laissé de traces.
On a l'impression de vivre, à Molène, comme en marge du temps et du monde.
L'autre jour, dans ce bureau des Archives où palpite l'âme de toute une Bretagne très vieille, M. Henri Waquet,
qui est au courant plus que quiconque du passé de notre province, me lisait à haute voix quelques-unes de ces pages, connues d'un public très restreint, où M. Cuillandre, actuellement professeur au lycée de Rennes,
après l'avoir été à Quimper, puis à Brest, a recueilli quelques-unes des croyances et des traditions de son île natale.
Il traduit, directement, dans une langue simple et émouvante, et d'autant plus émouvante qu'elle a de simplicité,
les propos de ses compatriotes, pêcheurs et coureurs de mer.
Rien ne me paraît supérieur, dans la littérature bretonne de ce dernier quart de siècle, à ces pages,
d'une extraordinaire poésie, où il raconte la mort de Tual, maire de l'île, préoccupé, dans les dernières minutes de son agonie, de savoir si la mer a commencé de descendre et si les vents sont bons, qui pousseront vers la Terre des Jeunes,
ce paradis des Molénais, la barque noire qui tout à l'heure transportera son âme vers les rivages de l'autre monde...
Les Pierres Vertes sont l'occasion, pour Charles Le Goffic, de nous parler à son tour de Molène, d'évoquer,
mais d'une façon trop rapide, à notre gré, ces légendes et ces croyances qui, sous l'apparent détachement
des insulaires, sont bien loin d'être mortes.
Il y reviendra peut-être, et quelle admirable étude cette enquête nous vaudra, dans une nouvelle série qu'il faut souhaiter prochaine, de l'âme bretonne!
Il nous décrit, avec sa puissance habituelle, ces parages tragiques de la mer de Molène,
voués à la brume et à la tempête.
« Elles hantent ces parages, qu'elles ne quittent quasi pas.
Elles y jouent un jeu sinistre et monotone qui consiste, pour la tempête, à crever l'immense toile d'araignée dont la brume couvre la mer et, pour la brume, à retendre sa toile quand la tempête est à bout de souffle... »
« On a vu, ailleurs, poursuit l'écrivain, des tempêtes de dix-huit, même de vingt et un jours.
Dix-huit, vingt et un sont des multiples de trois, qui est le rythme ordinaire de la tempête :
Dans le Four, le Fromveur, des tempêtes ont duré jusqu'à six semaines...
En vérité, ceux qui souhaitent voir à l'œuvre la grosse cavalerie de l'Océan n'ont qu'à venir ici.
Ces îles basses de l'archipel molénais, si faciles à submerger, si différentes de leur grand bastion de flanquement, Ouessant, sont le premier obstacle, la première et timide tentative de barrage que la vague atlantique, tout enflée de son facile triomphe, rencontre sur sa route depuis les grèves du Nouveau Monde...
Qu'est-ce, par gros temps, quand les sept marées de males eaux dont parlent les auteurs anciens s'entrechoquent dans le Fromveur et y forment un vertigineux remous d'Apocalypse ?...
François MÉNEZ.