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Fenêtres sur le passé
1939
Au milieu de la tempête,
ravitaillement du phare des Pierres Noires
Source : La Dépêche de Brest 26 janvier 1939
Élevé sur un rocher à une hauteur de 33 mètres, le phare des Pierres-Noires subissait, dimanche,
le rude assaut de la tempête.
Des vagues, dont les embruns atteignaient le deuxième étage de sa tour de 27 mètres, venaient se briser avec un bruit sourd et faisaient trembler le phare.
Tous les dix jours : les 2, 12 et 22 de chaque mois, ont lieu le ravitaillement et la relève des gardiens et dimanche, c'était le 22 janvier.
Il était d'autant plus urgent de relever les gardiens Cléach et Eugène Kerfridan que ce dernier, en escaladant une échelle de fonte à l'intérieur du phare, avait fait une chute et souffrait horriblement du côté gauche.
Mais le vent soufflait furieusement, la mer était démontée ;
les gardiens savaient que le Maréchal Foche, le bateau ravitailleur d’Aristide Lucas, ne pouvait sans danger risquer d’atteindre leur phare.
Ils avaient des vivres de réserve et Kerfridan attendrait une accalmie pour recevoir les soins d'un docteur.
Cela semblait tout naturel à ces braves gens !
Cependant Kerfridan crut devoir aviser son administration de sa situation.
Il devait avoir une ou peut-être plusieurs côtes fracturées, son côté, meurtri le faisant horriblement souffrir.
Il prévint par T. S. F., en demandant de lui envoyer un remplaçant... quand le temps le permettrait, en même temps qu'on relèverait son compagnon, le deuxième gardien.
Pourtant au Conquet, où elle habite, Mme Kerfridan avait été prévenue de l'accident survenu à son mari.
Justement inquiète, Mme Kerfridan en informa M. Sartre, pharmacien au Conquet et représentant de la Société centrale de sauvetage aux naufragés qui, avec empressement, autorisa le canot de sauvetage à tenter la relève des gardiens et le ravitaillement du phare.
Ce que ne pouvait faire avec son petit canot à moteur, le Maréchal Foch, Aristide Lucas, qui est aussi le patron du canot de sauvetage, se faisait fort de le réussir avec le solide et insubmersible Nalie-Léon Drouhin.
Les six hommes d'équipage furent rapidement réunis et le canot mis à la mer.
Le docteur Taburet, du Conquet, craignant que le blessé ne pût quitter les Pierres-Noires, prit place dans le canot.
Il a l'habitude de ces traversées dangereuses.
Depuis vingt ans ne va-t-il pas, par tous les temps, donner ses soins aux malades de l'île Molène d'où, avant-hier encore il revenait, selon son habitude, dans un bateau à voiles ?
Si Kerfridan ne pouvait être embarqué, le docteur se ferait hisser dans le phare pour le soigner.
Le Nalie-Léon-Drouhin part.
Debout à la barre, Aristide Lucas dirige le bateau d'une main sûre.
Le mécanicien Hamon Le Guen fait ronfler son moteur.
Le canot de sauvetage danse, ballotté sur des vagues de quatre à cinq mètres de creux, pris en remorque le petit youyou du Maréchal Foch, indispensable pour accoster la roche des Pierres-Noires à marée basse, seul moment propice, par cette mer démontée, pour tenter cette périlleuse mission.
Le Nalie-Léon-Drouhin file maintenant à bonne allure.
Son youyou, tel un bouchon, fait sur les lames des bonds désordonnés.
On vient de dépasser la pointe de Béniguet quand, tout à coup, on s'aperçoit avec angoisse qu'une lame a empli le youyou qui a coulé.
Maintenu par la remorque, il est traîné maintenant entre deux eaux.
Mais voilà que sous les violentes secousses que la houle lui imprime, l'étrave du youyou se fend, s'entr’ouvre.
Que faire ?
On ne peut sans lui tenter la relève.
À tout prix, il faut sauver le youyou.
Aristide Lucas parle peu, mais il agit, Il dirige son bateau vers les roches de Kervouroch, derrière lesquelles il se met si l’on peut dire, à l'abri.
Par sa remorque, le youyou est amené près du bord.
Déjà les hommes se penchent pour le saisir à bâbord, mais une vague plus forte l'entraîne ; le youyou passe sous le canot de sauvetage causant quelques dommages à la robuste coque.
On amène le youyou à tribord et on le fixe aussi solidement que possible au Nalie-Léon-Drouhin.
Alors, avec son proverbial sang-froid, le patron Aristide Lucas commande à deux hommes de le tenir solidement par le bras gauche et du bras droit, armé d'un seau, il parvient, malgré les secousses qui risquent à chaque minute de le précipiter à la mer, à descendre suffisamment le niveau de l'eau emplissant le youyou pour permettre à l'un de ses hommes, Pierre Guillemin, d'y descendre pour le vider complètement, et bientôt le youyou flotte à nouveau à l'arrière du canot de sauvetage.
— En avant doucement, commande au mécanicien Aristide Lucas qui a repris la barre.
À vitesse réduite, pour que pareil incident ne se renouvelle pas, le Nalie-Léon-Drouin fait route vers les Pierres Noires.
Les gardiens l'ont aperçu.
Ils reconnaissent leurs remplaçants qui agitent leurs casquettes :
Gouarzin, gardien titulaire et Riou, le volontaire qui vient remplacer Kerfridan.
Comment celui-ci, blessé, va-t-il pouvoir franchir sur le câble aérien du va et vient qui part du 2e étage du phare, les 78 mètres qui le séparent de la roche où il doit atterrir?
Avec habileté, Aristide Lucas fait franchir lentement les brisants au canot de sauvetage.
Certes, il connaît bien ces passages dangereux, mais par « ce temps de chien », selon son expression, il faut coup d'œil et sang-froid pour s'y diriger sans dommage.
Deux de ses hommes, Guillemin et Abily, enlèvent leurs cirés et leurs suroits, « capellent » leurs ceintures de sauvetage et enlèvent leurs bottes.
S'ils tombent à l'eau, si leurs corps ne viennent pas s'écraser contre les rochers, peut-être pourront-ils se sauver à la nage.
Après mille difficultés, ils parviennent à sauter dans le youyou.
Abily prend place à l'avant, Guillemin saisit une rame et godille vigoureusement.
Les deux gardiens remplaçants se cramponnent au centre de la barque.
La coquille de noix danse une sarabande effrénée, avance lentement ; on la voit du Nalie-Léon Drouhin lutter contre la lame et s'approcher de la roche.
Kerfridan, le blessé, vient de prendre place sur « la chaise »,
simple planche suspendue par un triangle métallique au câble aérien.
Il se laisse glisser.
On le suit des yeux, non sans appréhension.
Il parvient sans encombre à prendre pied sur la roche.
Le patron Aristide Lucas (2ème à droite)
Le youyou est parvenu à cette roche.
Il manœuvre pour s'en approcher le plus possible.
Une ancre est mouillée à l'arrière.
Abily lance adroitement un filin au gardien qui l'amarre solidement.
La manœuvre est dangereuse, mais les marins agissent méthodiquement, sans se presser, avec un calme admirable.
Ils savent qu'après trois grosses lames, ils ont quelques secondes d'accalmie.
Les remplaçants, Gouarzin et Riou, débarquent au moyen de l'échelle verticale fixée à la roche.
Par une corde, ils reçoivent les vivres de leur ravitaillement d'une décade, si le temps permet de revenir dans dix jours.
Le Cléach, le gardien qui est resté dans le phare, tourne la manivelle du treuil du va-et-vient, pour hisser Gouarzin dans le phare, mais quand son remplaçant est arrivé à mi-chemin, le treuil s'arrête, coincé.
Gouarzin reste suspendu entre le ciel et l'eau et il faut à Le Cléach déployer toutes ses forces pour le haler à la main sur la plateforme du phare.
Le Cléach descend à son tour par « la chaise » sur la roche où il rejoint Kerfridan.
Riou est hissé à la main sans incident par Gouarzin.
Tous deux sont maintenant isolés du monde, dans la tout balayée par les embruns, où hurle le vent.
Toutes ces opérations, ont demandé plus d'une heure ;
longues minutes pour ceux qui là-bas attendent sur le Nalie-Léon Drouhin.
Attentif, Aristide Lucas manœuvre habilement entre les roches recouvertes de l'écume des vagues monstrueuses.
Kerfridan a pu descendre l'échelle de fer et sauter dans le canot.
— Vous avez dû bien souffrir, au cours de ce dangereux embarquement ?, lui avons-nous demandé à son retour.
— Quand il s'agit de sauver sa peau, a-t-il répondu, on ne sent pas son mal.
Le retour du youyou au Nalie-Léon-Drouhin s'effectua à la godille, comme à l'aller.
Les quatre hommes embarquèrent non sans difficultés dans le canot de sauvetage.
Solide à sa barre, Aristide Lucas le ramène au Conquet.
Le blessé est débarqué et rentre chez lui, accompagné du docteur Taburet.
Il avait une côte fracturée, ce qui lui vaudra un mois de repos.
Il était alors 13 heures, la violence du vent augmentait.
Il eût été dangereux de remonter le canot de sauvetage dans son abri.
On l'amarra solidement dans le port.
Qui sait ? Peut-être, par cette tempête, ferait-on appel à son vaillant équipage pour se porter au secours d'un bâtiment en détresse.
N'est-ce pas la tâche acceptée vaillamment par tous ces braves gens toujours prête à se dévouer ?
Dans la soirée, le vent avait redoublé de violence.
La mer passait par-dessus les môles et les bateaux qui s’étaient réfugiés dans le port étaient ballottés par les vagues.
Ne pouvant dormir, des pécheurs étaient venus sur les quais s'abritant derrière le parapet de pierre pour ne pas être renversés.
Le cotre de quatre tonneaux, le Notre-Dame d'Arvor, vers quatre heures du matin, avait rompu ses amarres.
Quatre hommes assistèrent impuissant à son agonie.
Bien que chargé de quatre pièces de vin, de sacs de farine et de marchandises diverses destinées au ravitaillement de 15 ou 20 hommes employés à l'île Béniguet, le cotre, après avoir heurté plusieurs fois la cale, fut soulevé par une lame plus forte et alla se briser sur les roches de l'autre côté.
À 4 heures 30, des voisins prévinrent M. et Mme Aristide Lucas que le bateau de sauvetage allait lui aussi être entraîné sur les roches.
Tous deux se levèrent en hâte.
Pendant que son mari courait vers le Nalie-Léon-Drouhin, Mme Lucas donnait l'alarme avec la corne d'appel.
Le courant électrique était coupé, le vent ayant arraché des fils.
Il ne fallait pas songer à tenir une lanterne allumée.
Dans l'obscurité, la courageuse femme courut réveiller le mécanicien, Hamon Le Guen.
Par trois fois elle tomba et se contusionna au genou, elle alla quand même chercher Louis Lucas, son neveu.
Tous deux, avec le patron, réussirent, non sans mal. à sauter à bord du canot de sauvetage; mais, quand les quatre hommes, composant avec eux l'équipage, accoururent, il leur fut impossible d'embarquer.
Alors, le mécanicien mit le moteur en marche.
Aristide Lucas manœuvra pour éviter les rochers.
Jusqu'à 9 heures, pendant cinq longues heures, les trois hommes louvoyèrent ainsi.
La mer descendait.
Le canot de sauvetage s'échoua.
Harassés, trempés, les trois hommes sautèrent alors à terre et Mme Aristide Lucas leur servit trois grogs bien chauds avant qu'ils aillent changer de vêtements.