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Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde sur la frégate La Sibylle,
au XIXe siècle (1863 - 1864)

 

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Auteur : Jean Émile Carrière

Épisode n° 13

27 juin 1863

 

Hier à neuf heures du matin nous avons mouillé en rade de St Denis.

Dès le lever du soleil nous avions aperçu l’ile de la Réunion, une belle terre haute, bien cultivée, riante.

Pour ceux qui l’habitent, l’île n’a rien de désagréable comme vie matérielle, mais pour les marins qui sont forcés de vivre à bord de leur navire mouillé sur une rade sans abri, c’est fort ennuyeux.

A peine arrivé et après les formalités d’usage, le commandant envoya le vaguemestre à terre et une demi-heure après il arrivait avec un paquet de lettres ; j’en eus cinq ; deux de vous, une de Paul, une de l’oncle Finy, une de Cabasse.

Je les lus toutes avec un empressement tel qu’il me fallut les relire deux ou trois fois pour bien savoir ce qu’elles me disaient.

J’ai été heureux d’apprendre que tout le monde allait bien.

J’ai vu avec plaisir qu’on n’oubliait pas le marin.

Mes lettres doivent vous prouver que je pense à vous quelques fois, leur longueur est je crois proportionnée à leur rareté.

Je vous envoie aujourd’hui ce que j’aurai voulu vous envoyer par la frégate la Renommée, j’ai ajouté la traversée de Simon à St Denis.

Vous pourrez suivre la Sibylle dans sa course à travers les océans et vous faire une idée de la marche d’un navire à voiles.

J’ai joint quelques indications à l’encre bleue pour vous expliquer les détours qu’il semble que nous avons faits.

Cette lettre vous arrivera peu après celle du Cap, elle vous complétera le détail de notre relâche à la pointe Sud de l’Afrique.

Je ne crois pas que celle que nous faisons soit bien agréable, nous sommes comme en pleine mer roulant comme des barriques, constamment prêts à appareiller pour aller au large recevoir un coup de vent que nous ne pourrions pas supporter au mouillage.

Le fond de la rade est de galets, les ancres n’y peuvent pas tenir, aussi dès qu’il vient à venter on va au large passer le temps nécessaire pour que le vent tombe puis on revient.

La ville de St Denis qui dit-on, est très jolie, a un très vilain aspect vu de la rade ; elle est dans un fond et près d’une rivière réputée comme charmante.

Je ne suis pas encore allé à terre si ce n’est pour aller faire une corvée que vous allez juger fort agréable, on m’a envoyé à sept heures du soir porter des malles appartenant à un passager que nous avions pour St Denis.

J’ai fait la poste ce n’est pas tout à fait le service que je m’attendais à faire dans la marine impériale ; depuis quelques années ses navires sont transformés, sauf de rares exceptions, en de vastes Omnibus, les gamelles d’officiers et d’aspirants en gargotes où on vend à boire et à manger, où on loge à pied.

La marine de guerre est faite pour protéger celle de commerce, pour représenter dignement la France et faire respecter ses couleurs.

Mais maintenant c’est la Marine de Guerre qui fait le commerce, elle transporte des voyageurs et fait une rude concurrence à la marine marchande en ce qu’au lieu de faire payer les passagers elle les nourrit pour leurs beaux yeux.

Le débarcadère dans ce vilain trou de pays est difficile, on se mouille jusqu’aux genoux pour passer de l’embarcation à terre ou réciproquement. La rade est garnie d’une dizaine de navires de commerce français qui se chargent de sucre et de café, ce sont les productions de l’île.

On attend ici de jour en jour la frégate à vapeur l’Hermione qui commande la station, elle doit aller à la grande terre de Madagascar.

On vient d’assassiner le roi malgache Radama II[1] qui protégeait les français et leur avait fait plusieurs avantages dans son royaume ; les Anglais qui en crevaient de rage lui ont fait couper le cou et il va falloir éclaircir toute l’affaire.

Le premier ministre du défunt monarque est un Français nommé Lambert[2], il arrive de Paris sur l’Hermione, il était allé muni des pleins pouvoirs de Radama traiter avec la France, il faudrait savoir ce qu’il va devenir et surtout ce qu’il va faire.

Dernière nous se trouve mouillé un petit aviso à hélice le Lynx[3] sur lequel se trouve un aspirant de 2ème classe embarqué comme officier, il demande une permutation mais aucun de nous ne se montre désireux de passer deux ans sur une rade désagréable et dans un pays où on vit comme un misérable parce que tout est hors de prix.

Un dîner qui vaut deux francs cinquante en France se paie cinq francs à St Denis, encore est-on fort mal servi.

Je vous remercie une fois de plus de m’avoir envoyé cent francs, ils sont arrivés fort à propos, c’est à Madagascar que j’en aurai besoin, car je veux y acheter à des indigènes un tas de petits bibelots que je rapporterai comme souvenirs.

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L’Hermione, photo prise pendant l'été 1863 à Madagascar par le photographe Désiré Chamay

1er juillet 1863

 

Toujours à la même place ; depuis notre arrivée sur cette abominable rade, le Commandant est venu passer deux heures à bord, il s’amuse bien à terre et ne pense plus à s’en aller.

S’il continue à lambiner comme ça, l’Isis qui est partie de France un mois après nous arrivera deux mois avant nous en Calédonie.

À Ste Marie nous entrerons dans le port même et au lieu de mouiller nos ancres de chargement nous les déposerons à terre, ce qui nous fera la moitié moins de besogne dans un pays très chaud, personne n’en sera fâché.

Tout le monde ici en a assez du mouillage de St Denis ; tout est à des prix exorbitants à terre, une salade de laitue et de chicorée revient à vingt-cinq sous.

La ville de St Denis est un immense jardin ; chaque maison a le sien, c’est un séjour agréable pour ceux qui demeurent dans l’ile, mais assez triste pour des gens de passage, les hôtels sont des guets-apens, un lit pour une nuit coûte quatre francs et on y est aussi mal que possible.

Les monnaies du pays n’ont aucune valeur, du reste elles se composent de celles de toutes les nations riveraines de la mer des Indes ; les pièces françaises sont excessivement rares.

Hier je suis allé escorter un million trois cent quatre-vingt-dix mille francs convoyés de France au trésorier de la Marine.

L’esclavage quoique aboli en France n’en existe pas moins à l’ile de la Réunion ; on voit des noirs de différentes races travailler de tous côtés, ils sont soit disant engagés, mais sous la direction d’un entrepreneur qui les gouverne à sa guise, les paie comme bon lui semble, les mène à coups de bâtons etc., etc.

Les Créoles sont de tristes bougres, leur dieu est l’argent, ils sont d’une fierté repoussante.

On voit ici aussi mais mieux que partout courber l’échine devant de nobles canailles qui ont fait des fortunes immenses en volant adroitement.

Quant aux femmes créoles se sont des paresseuses très remarquables, elles passent volontiers une journée allongées dans un fauteuil à se donner des airs de langueur qui iraient tant au plus à une personne prête à rendre l’âme.

Somme toute, ce pays me déplaît cordialement.

Sous des dehors très riches il cache une misère quelquefois profonde.

L’Hermione est arrivée ce matin, elle porte une commission composée de vingt-quatre ou vingt-cinq individus qui vont explorer certains points de Madagascar et désigner ceux que la France pourrait convoiter et occuper.

Il paraît que la mort de Radama ne change rien dans les relations de la France avec son pays.

Je vous embrasse, prenez patience, la Sibylle rentrera en France un peu plus tard peut-être qu’elle n’aurait dû.

Je vais très bien, je désire que la présente vous trouve aussi bien portants.

Faites mes amitiés à la famille et aux personnes qui demandent après moi.

Je souhaite bonne chance à Émile pour son examen de baccalauréat et je le félicite d’avoir pris son parti : les quelques mots qu’il m’a écrits m’ont aussi fait bien plaisir.

J’ai été content de savoir que grand-père[4] allait toujours bien, j’espère qu’à l’arrivée du courrier il lâchera une bouteille de 46 pour la boire à la santé du marin.

Je vous embrasse tous de nouveau.

 

12 juillet 1863, Sainte Marie de Madagascar

 

Nous sommes partis le 4 juillet de Bourbon et le mardi 8 juillet nous avons mouillé en rade de Sainte Marie.

Notre traversée a été très heureuse ; nous étions dans la région des vents alizés, nous avions donc bon vent, beau temps, belle mer.

Nous avions quelques passagers militaires, la relève de la garnison : parmi eux j’ai trouvé un sergent du Génie nommé Guillaume qui est de Saint Nicolas[5], nous avons fait connaissance et parlé de la Lorraine.

Je m’étais imaginé, je ne sais pourquoi, que nous allions voir un pays épouvantable, on m’avait dit tant de mal de Madagascar que je n’étais pas du tout pressé d’y arriver.

À mon grand étonnement j’ai vu une île, verte comme une prairie au printemps, boisée, fertile en un mot charmante. Elle renferme cependant quelques marais qui déparent un peu dans le tableau.

À notre arrivée dans le pays nous avons reçu à bord la visite du Gouverneur qui est un lieutenant de vaisseau, Monsieur Delagrange[6].

Il nous a annoncé qu’on était fort à court de vivres dans la Colonie, plusieurs petits navires qui faisaient le service de Sainte Marie à Saint Denis se sont perdus, les communications ont donc été interrompues ou au moins rendues plus rares ; le vin et la farine sont donc des objets de prix.

Heureusement hier à trois heures le Lynx arrivant de Saint Denis chargé de vivres a mouillé près de nous, il était temps, il n’y avait plus mille litres de vin dans toute la colonie.

Comme position militaire et maritime, elle est fort importante, si jamais les Français réussissent à s’établir à Madagascar ils auront à Sainte Marie un établissement qui pourra devenir très important.

On pourra faire un port très bien abrité, très sûr, capable de contenir des navires aussi grands que des frégates et en assez grand nombre.

De plus ce sera un abri où les navires viendront pour laisser passer l’époque des ouragans qui démolissent tout à Saint Denis.

Les Malgaches ne sont pas trop laids, ils sont assez solides et m’ont paru aimer assez les français ou tout au moins ne pas les détester.

Ils sont fort polis, propres et serviables.

On les emploie comme ouvriers dans le port, comme tous les noirs ils n’en font qu’à leur aise ; ils jouissent d’une santé assez florissante il parait cependant qu’ils ne sont pas exempts des fièvres que les européens gagnent lorsqu’ils font un séjour prolongé dans l’île.

Nous déchargeons nos chaînes et nos ancres, nos hommes travaillent beaucoup ; mais nous allons être obligés de faire double besogne ; à terre ils manquent des moyens nécessaires pour mettre à terre les poids très lourds que nous avons apportés.

Le Lynx portera cette lettre à Bourbon ; il repart ce soir, il faut que j’envoie ma lettre immédiatement.

Nous continuerons la causerie un autre jour.

Je vais très bien et je vous embrasse.

 

[1] Radama II, né le 23 septembre 1829 et décédé le 11 mai 1863, est un roi malgache. Il règne sur le royaume de Madagascar de 1861 à1863. Cette période est marquée par un revirement diplomatique vis-à-vis des Européens. Roi francophile, il est néanmoins accusé de« brader le pays » et meurt assassiné par les tenants d'une politique plus indépendante.

[2] Joseph Lambert est un commerçant et aventurier français né à Nantes en 1824 et mort en 1873. Intrigant, il fut l'un des rares Européens, avec Jean Laborde, à être admis à la cour de Ranavalona I, reine de Madagascar. Radama II qui succéda à la reine, fut assassiné le 12 mai 1863. Ce décès amena la rupture d’une Charte créée par Lambert, et fut l'un des prétextes à l'engagement militaire français dans la guerre franco-hova qui mena à la conquête française de l'île. Comme la situation à Madagascar était devenue défavorable après la mort de Radama II, Lambert partit à Mohéli dans l'archipel des Comores en 1865, île qu'il dirigera en tant que régent de 1868 à 1871. Il mourut en 1873.

[3] Le Lynx, voir page suivante

[4] Jean François Mathias Voinier (1791-1868)

[5] Saint-Nicolas-de-Port est une commune française située dans le département de Meurthe-et-Moselle et la région Lorraine. Ses habitants sont les Portois.

[6] Gouverneur et commandant de l'île Sainte-Marie.

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Le Lynx, en juin 1863 recueille à l'île Plate (Seychelles) des survivants de la Perle

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