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Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde sur la frégate La Sibylle,
au XIXe siècle (1863 - 1864)
Épisode n° 19
13 Octobre.
La malle est arrivée hier soir, aujourd’hui le consulat doit nous apporter les lettres.
Je pense que vous m’avez écrit et que je vais savoir si Émile est reçu bachelier.
À notre arrivée sur rade de Sidney, j’ai reçu votre lettre, l’histoire du moineau de notre Émile m’a fait bien rire. Décidément je ne sais plus vous écrire que trois ou quatre pages, je réclame encore une fois la monnaie de ma pièce.
Ah, j’en ai une, le vaguemestre vient d’arriver du Consulat et il m’a apporté votre lettre de la fin d’août ;
puisque vous savez quel plaisir cause une missive quand on se trouve à cinq ou six mille lieues de ceux qui vous portent l’affection la plus désintéressée et la plus grande.
Ma première lettre de Bourbon vous a intéressés mais je crains que celles qui suivent changent un peu l’idée que vous avez de la Sibylle, de son Commandant, de ses officiers.
Malheureusement ce que je vous ai dit n’est que trop vrai.
En avançant on connaît mieux les choses et on découvre peu à peu les défauts et même les vices des gens avec lesquels on vit ;
je me demande pourquoi on ne s’en aperçoit que si tard.
Dans tous les cas, soyez tranquilles si l’estime que j’avais pour tous en général s’est beaucoup amoindrie pour quelques-uns, pour les autres elle n’a fait que s’accroître et je n’ai rien perdu au change ;
les honnêtes gens avec lesquels je suis resté en bonnes relations sont de ceux qu’on n’oublie jamais et pour vous donner une juste idée de mes sentiments je vous dirai que je les mets aussi haut dans mon affection que la famille Cabasse.
Notre retour de France s’effectuera probablement en juin 1864 ;
si je puis avoir une permission je la prendrai aussi longue que possible ;
que papa ne s’effraie pas elle n’excèdera jamais un mois probablement.
J’aurai, je crois, la patience d’attendre, il faut bien me résigner puisque toute ma vie je roulerai d’un côté ou d’un autre loin de la famille ;
j’aurai, il est vrai, une faible compensation, ce sera d’éprouver un plaisir plus vif quand je pourrai la revoir.
Maman ne me dit pas si Émile est bachelier, je le suppose parce qu’elle semble très contente, mais je n’en suis pas sûr.
Quoiqu’il en soit, je suis bien heureux aussi (de ses succès) et je lui souhaite autant de bonheur dans la suite de ses études d’architecte, encore une fois je le félicite, et de tout cœur, d’avoir si bien choisi sa carrière.
Il va commencer par passer un bon hiver bien tranquille au coin de votre feu, et ce sera le premier de beaucoup d’autres semblables.
Dans tous les cas, je n’aurai pas plus froid que lui pendant le prochain ;
je vais le passer sous les tropiques ; cependant nous doublerons le Cap Horn vers la fin de février, et en quelque saison que ce soit, il n’y fait jamais une chaleur étouffante puisqu’on s’y trouve par cinquante-cinq degrés de latitude.
Je me réjouis d’y voir de grands jours ;
le soleil se lèvera à peu près vers trois heures du matin et il ne se couchera qu’à neuf heures du soir.
Je remercie tous les parents et amis des compliments et amitiés qu’ils m’envoient par vous et de l’intérêt qu’ils me portent et puisque quelques-uns lisent mes lettres ils verront que moi aussi je pense à eux avec plaisir.
J’apprends avec bonheur que le séjour d’Allaumont[1] a fait du bien à la tante Henriette[2] et à ce pauvre soldat pompier que je vois avec peine hypothéqué dans un mauvais coin, j’espère bien qu’il se remettra, il est jeune, sans doute quelques précautions suffiront pour consolider son coffre.
Jusqu’à grand père qui se permet de gagner la « drouille[3] » ;
ma foi hier, nous aurions pu nous donner la main, j’ai mangé tant d’oranges depuis que nous sommes sur rade que le changement complet de régime m’a dérangé un peu.
N’allez pas montrer ce passage-ci aux dames, car si elles sont comme les anglaises elles le traiteraient de shocking (choquant).
Maman veut à toute force que je sois à pâmer sous le soleil tropical ;
et pourtant jusqu’à ce jour je n’ai eu à souffrir de la chaleur qu’en passant la ligne, en avril.
Je me porte à merveille, le grand air, la liberté d’allures que j’ai à bord, et le gilet de flanelle que je porte depuis le départ de France ont contribué, je crois, à faire disparaître presque complètement mes palpitations, le reste se porte à merveille, j’ai une grande barbe de sapeur qui fait supposer partout que je suis un ancien aspirant volontaire parvenu à la suite de ses longs services.
À bord de la Licorne[4] on m’a pris pour un maître.
Je suis heureux d’avoir satisfait Paul en lui envoyant de mes nouvelles, je le serais encore plus s’il avait pensé à me donner des siennes.
Je regrette bien aussi qu’Émile ait retiré sa lettre de celle que vous m’avez adressée en juillet.
Pourquoi donc ne m’écrit-il pas sur du papier comme celui-ci ?
Papa cause très bien dans votre dernière mais il cause bien peu.
Espérant mieux pour une autre fois je ne veux pas bouder et je lui donnerai les renseignements qu’il me demande. Nous avons deux cents dix hommes d’équipage tous bons marins ou tout au moins serviteurs dévoués, mais très mauvais soldats.
Leur instruction militaire est complètement négligée à bord, je parierais qu’il y en a dans le nombre qui ne savent pas tirer un coup de fusil.
Comme armes nous avons des canons-obusiers de 30 pouvant lancer des boulets en fonte de fer pesant trente livres ou bien des obus de seize centimètres de diamètre.
Depuis notre départ, on a fait trois fois l’exercice ;
on avait mis n’importe qui aux pièces, il s’agissait simplement de se mettre en état de faire une salve au quinze août.
On n’a plus touché aux canons que pour les peindre.
Nous avons cent vingt fusils que l’on n’a jamais vus hors du râtelier ;
cent dix-neuf sabres d’abordage plus ou moins rouillés et un nombre de pistolets plus ou moins égal.
Le Commandant et le Lieutenant sont d’une indifférence complète au sujet des exercices ;
c’est une négligence qui pourra être considérée comme très coupable par le Préfet maritime de Brest si toutefois ça lui parvient.
On nous paye dans le courant des traversées. En partant de France nous étions payés jusqu’au 1er juillet, à Bourbon nous avons touché un mois d’appointement et même ceux qui ont voulu en ont eu deux.
Quelques jours avant d’arriver à Sidney le commandant nous a demandé ce que nous voulions toucher, je n’avais touché qu’un mois à Bourbon, j’ai demandé cent cinquante francs ce qui me mène jusqu’à la fin d’octobre comme somme touchée.
Je crois qu’il m’en restera un peu en partant de Sidney car je ne vois pas de curiosités à acheter ici.
J’ai dix-huit shillings à donner à ma blanchisseuse, ici comme au Cap on prend trois shillings pour la douzaine
de pièces.
J’ai été forcé d’acheter des souliers, j’entrevoyais le moment où je marcherais les pieds nus, et ceux-ci entrevoyaient aussi le jour (à travers les crevasses).
Je reprends la lettre de maman et c’est pour lui redire que j’ai conservé un excellent souvenir de miss Evelyn et de miss Cloote.
Malheureusement depuis le Cap je n’ai pas eu l’occasion d’entendre d’aussi aimables paroles que les leurs, nous n’avons pas encore trouvé autant d’affabilité.
Je crois cependant que nous pourrons emporter de bons souvenirs de Sidney ; ses habitants ont déjà eu pour nous quelques attentions auxquelles nous sommes très sensibles.
Les rédacteurs des deux journaux de la Colonie envoient tous les jours un exemplaire aux officiers.
Ceux-ci ont été invités à un concert, il est vrai qu’ils n’ont pas jugé les aspirants dignes de les accompagner, mais enfin la politesse n’en a pas moins été faite, et aujourd’hui même ils ont reçu deux invitations de bal l’un du gouverneur, l’autre des riflemen[5] ;
c’est la garde nationale du pays, ils ne sont pas mal organisés et font beaucoup d’effet ;
avant-hier ils ont assisté à un concours de tir ;
ils sont fort bien armés, ils ont des carabines qui semblent bonnes.
Huit heures du soir.
J’ai des réparations à faire, j’ai accusé Paul à tort, le service de la poste est si mal fait à Sidney que nous avons reçu nos lettres en plusieurs paquets, la vôtre m’est arrivé à dix heures ce matin ;
à cinq heures du soir j’en ai reçu trois : une d’Émile, une de Paul, une de Cabasse.
J’aurai grand tort si je me plaignais car c’étaient de véritables volumes, voilà comme je les aime.
Il paraît que mes lettres circulent ; mais alors j’ai envie de ne plus écrire qu’à vous puisque celles que j’envoie à Paul et à ma tante Charlotte sont des répétitions plus ou moins concises de celles que vous recevez.
Je vous remercie d’avoir pensé à donner de mes nouvelles à l’oncle Henry[6] ;
j’ai été heureux d’en avoir de l’oncle et de la tante Ferry , de Monsieur et Madame Marquis ;
je suis touché des marques d’intérêts qu’on veut bien me donner, elles me rendent plus agréables encore les souvenirs du pays. Je regrette de ne pas savoir au juste où est Ernest Louis, il y a ici plusieurs navires en partance pour la Cochinchine et puisque nous sommes si près l’un de l’autre, j’aurais voulu lui écrire.
Son nouvel emploi d’officier du génie lui rapportera sans doute quelque avancement, je le souhaite.
[1] Commune des Vosges.
[2] Henriette Travailleur, née Antoine (1808-1899)
[3] Dérangement gastrique.
[4] Transport (gabare) à voiles (1834-1876). Ce type de bâtiment étaient aussi appelés « gros ventres ».
Sources : http://navalaction-france.com/les-gabares-le-gros-ventre/
[5] « Porteurs de fusils ».
[6] Henry Antoine (1820-1900) frère du père de l’Auteur