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Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde sur la frégate La Sibylle,
au XIXe siècle (1863 - 1864)

 

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Auteur : Jean Émile Carrière

Épisode n°2

Mardi 3 mars 1863

Nous sommes en mer et en route pour Lorient.

Dimanche à deux heures et demie, le Souffleur après nous avoir donné la remorque, nous a conduits dans le goulet[1].

La mer était belle, le temps promettait d’être beau, nous espérions être à Lorient le lendemain au soir. La suite des événements va nous montrer comme nous nous trompions.

À sept heures du soir et par le travers d’Ouessant le Souffleur nous quitta, la brise s’était levée, et notre commandant impatient sans doute d’être libre et indépendant avait demandé au remorqueur de nous laisser là. La frégate établit donc ses voiles, elle mit dehors tout ce qu’elle en avait.

Dans la nuit la brise fraîchit et pendant mon quart de minuit à quatre nous fûmes obligés de serrer les perroquets et de prendre des ris dans les huniers ; le lendemain lundi nous étions donc au large dès le matin, la brise fraîchissait toujours et nous dûmes encore diminuer de toile et pendant la nuit dernière nous avions ce que l’on appelle une voilure de cape, c’est à dire une voilure très réduite.

En attendant nous n’avons pas espoir d’arriver aujourd’hui soir à Lorient ; et cela parce que nous avons des vents contraires ; nous roulons et nous tanguons que c’en est une vraie bénédiction.

 

Les six cent matelots fusiliers que nous portons à Lorient qui sont tous de jeunes conscrits et qui n’ont jamais navigué sont étendus à plat pont dans la batterie, sur le gaillard ; ils sont presque tous malades, nous n’en pouvons rien faire. On leur a placé de grandes bailles (cuves) de distance en distance et c’est là-dedans qu’ils vont rendre.

Nous voudrions bien être arrivés à destination pour être débarrassés de ces mâtins là.

On disait qu’ils ne connaissent aucune discipline, on est presque obligé de les battre pour les faire marcher.

 

Une autre catégorie de passagers non moins malheureuse mais plus à plaindre est celle des femmes.

Depuis que nous avons pris la mer, ces malheureuses créatures sont malades.

Le Commandant par pitié pour elles leur fait laisser leurs cadres (espèces de lits suspendus dans lesquels elles couchent) toute la journée.

Ces malheureuses pleuraient presque toutes à chaudes larmes quand nous avons quitté Brest, leurs maris de leur côté étaient beaucoup plus gais.

 

8 Mars 1863

 

 

Enfin et non sans peine nous sommes à Lorient.

Le soir du jour où je vous écrivais ces dernières lignes la vigie nous annonçait la terre.

Le temps était devenu beau, la mer et la frégate éclairées par le soleil, nos voiles blanches gonflées par une brise qui nous portait à Lorient ; nous forcions de toile car nous en étions encore à vingt milles, et la nuit approchait.

Enfin le commandant s’étant décidé à entrer de nuit, nous devions mouiller vers minuit, tout le monde à bord s’étant couché dans l’espoir de se réveiller à Lorient, quand tout d’un coup le vent change et nous voilà avec vent debout entre l’île de Groix et la côte de France.

Le commandant, l’officier des montres, son aspirant et l’officier de quart étaient sur le pont depuis le commencement de la nuit et il était onze heures ; vous peindre notre dépit serait un sujet de conversation peu égayant pour commencer le dimanche, je ne vous en parlerai donc pas ; je me contenterai de vous dire que nous virâmes de bord et que nous poussâmes jusqu’à Belle-Île pour nous élever au vent.

Enfin le lendemain matin nous pûmes sans contrariété mettre le cap sur Lorient où la frégate resplendissante par sa malpropreté mouillait à midi trente-deux minutes. Nous avions donc mis quatre jours à faire une traversée qui quelquefois se fait en moins de douze heures ; enfin, j’aime mieux avoir débuté ainsi, car comme il est impossible  que nous ayons toujours aussi peu de chance, nous nous trouverons plus heureux dans la suite de notre navigation.

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Le Souffleur, Corvette, puis Aviso à roues de 2ème classe, 1849-1887.

Basé à Brest servira toute sa carrière de remorqueur

J‘ai quitté Brest sans trop de peine, ce qui m’a empêché d’abandonner la France dans des regrets un peu amers.

C’est la comparaison de mon sort avec celui de ces pauvres diables qui vont chercher fortune dans des pays si lointains.

Je fais un voyage superbe pour m’instruire et en même temps me distraire.

Dans quinze ou seize mois je serai certainement en France tandis que ces pauvres colons n’y reviendront peut-être plus jamais, ils courent à l’aventure au risque de se casser le nez en tombant.

Mon poste était sur la dunette près du compas de relèvements[2].

De temps en temps j’en prenais un certain nombre, je les portais sur la carte et je déterminais le point où nous étions. Une fois la frégate sortie des passes et après avoir marqué sur la carte un dernier point dit de départ, j’allais prendre d’assez bon appétit un repas réconfortant et me coucher, car je prenais le quart à minuit.

Je dormis assez mal, parce que c’était la seconde fois que je couchais dans mon nouveau hamac.

Sur la Sibylle au lieu de coucher dans la 3ème batterie comme au Louis XIV, ce qui d’abord serait très difficile puisqu’il n’y en a qu’une, nous couchons dans le faux pont près de la porte du poste.

À minuit je montai sur le pont et j’allai m’installer avec mon officier de quart Monsieur Richy (la perle des hommes) sur le banc de quart, nous étions bien emballés serrés l’un contre l’autre ; il commença à me parler de ses campagnes au Mexique, de son temps d’aspirant ; nous taillâmes une longue bavette sur l’École navale.

Malheureusement la brise fraîchissant nous fûmes interrompus, il fallut prendre des ris, alors nous nous quittâmes, il resta à commander la manœuvre et moi j’allai devant pour la surveiller.

Tout en causant, il m’offrit de mettre dans sa chambre ce qui serait un peu serré dans mes armoires, et la mit tout entière à ma disposition et comme il y avait un peu d’eau dans le poste parce que au départ on avait mal fermé un hublot il alla jusqu’à m’offrir de suspendre mon hamac dans sa chambre.

Nous nous aperçûmes tout en causant qu’une tasse de thé bien chaude serait une très bonne chose à prendre pendant un quart de nuit, c’est pourquoi il nous vint à l’idée de nous procurer à Lorient ce qu’il faudrait pour nous en faire dans la suite. Le lendemain dans la journée l’officier des montres (le même officier) et moi nous déterminions la position du navire sur la carte et le soir nous faisions le quart de huit heures à minuit à peu près comme nous avions fait celui de la veille ; j’étais très fatigué et j’avais un peu mal à la gorge, Monsieur Richy eut pitié de moi, à onze heures moins un quart il m’envoya me coucher.

Le lendemain nous faisions encore ensemble nos calculs et nos observations et le quart de quatre heures à huit heures du soir.

Tout cela est pour vous montrer combien j’ai eu de chance de tomber sur un si charmant garçon ; d’un autre côté je n’ai que les rapports les plus agréables avec l’autre enseigne embarqué à bord ; dernièrement nous avons passé trois ou quatre heures à parler du lycée de Metz.

 

Je suis très bien avec le Commandant, en un mot je suis heureux à bord.

 

Sous la dunette, se trouve une chambre vaste bien éclairée où l’officier des montres peut travailler, on m’en a permis le libre usage, j’y ai installé mes papiers, cahiers, etc. et j’ai un cabinet de travail splendide.

Ainsi donc si par hasard vous croyez encore que je ne suis pas heureux à bord, voyez par ce que je vous raconte qu’il est difficile pour un aspirant d’être aussi bien sur tous rapports.

C’est ce qui me prouve qu’il est quelquefois bon de sortir de l’École navale avec de bonnes notes ; car je ne mets pas en doute que c’est à mon ancien commandant M. Longueville[3] que je dois tout ce dont je me félicite en ce moment.

Lorient m’a paru comme lorsque j’y suis venu pendant le voyage de l’École une petite ville agréable et charmante ; j’y suis allé deux heures après notre arrivée ; j’ai rencontré Croizier que je cherchais, j’ai été heureux de le revoir nous avons passé la soirée ensemble ; c’est un garçon rangé et que l’on est heureux de retrouver.

 

 

10 Mars 1863

 

Je vous parlais de Croizier, hier il est venu dîner avec moi à bord, mais en arrivant le Lieutenant s’est cru forcé de l’inviter au carré où nous avons dîné.

Je comptais l’avoir au poste, notre chef de gamelle nous avait préparé une petite bombance d’adieu à la France et à nos amis, il nous a fallu renoncer.

Nous avons pris à Lorient quatre nouveaux passagers pour le poste ; et maintenant nous mangeons en deux bordées, nous sommes entassés dans le poste le matin quand il faut nous débarbouiller ; heureusement l’Autorité a pris des mesures pour que nous soyons toujours chez nous ; de onze heures à quatre heures il est défendu aux passagers de mettre les pieds dans le poste ; nous avons parmi eux un jeune ingénieur des Arts et Manufactures sortant de l’École Centrale, il est de Bourbon et va rejoindre sa famille ; les autres sauf un sont encore des écrivains de marine, l’un d’eux est reçu avocat.

À peine arrivé à bord, il a failli avoir une cause à plaider, un de nos matelots ne voulait pas faire la campagne, il n’a rien trouvé de mieux à faire que de jeter à la mer un des Pistolets du bord et d’aller immédiatement conter l’affaire au capitaine d’armes qui l’a bloqué[4] sur le champ.

Aujourd’hui soir nous embarquons des bœufs et nous partirons dans très peu de temps.

On nous chasse encore d’ici comme de Brest.

C’est le Ministre qui veut nous envoyer prendre l’air ; pour mon compte, je demande aussi notre départ, j’ai froid dans ce pays ci, je ne serai pas fâché d’avoir un peu chaud ; dans quinze jours je pense que nous serons à Ténériffe, je vous enverrai de là une lettre et autant que possible, je tâcherai d’être aussi bavard qu’aujourd’hui ; je désire que la longueur de mes lettres puisse compenser leur rareté ; quand nous serons dans les pays étrangers je pense que les sujets de conversation ne me manqueront pas.

Je crains de ne pouvoir aller à terre bien souvent, car mes petits achats terminés j’arriverai à Bourbon très pauvre et comme nous n’aurons pas 4 mois de navigation, je me contenterai d’aller voir la campagne, je n’approcherai pas des villes je les prendrai en horreur, m’imaginant que ce sont des lieux d’abomination et forcément j’irai apprécier la belle nature.

J’avais déjà l’intention de le faire mais pas d’une façon aussi suivie.

J’aurais désiré avoir une idée assez exacte de la campagne et des villes de nos Colonies.

Si je le puis, je pense vous rapporter des souvenirs de Madère et du Cap.

J’ai l’intention bien ferme des prendre des croquis[5] des notes, en un mot de rentrer en France avec des souvenirs vivants.

Je vais dessiner ci-contre quelques plans et coupes pour vous montrer comment nous sommes arrimés.

Je vous embrasse tous, il faut nous séparer, mais que ce soit à petite ou à grande distance cela revient à peu près au même ; je suis heureux soyez en convaincus, dormez sur les deux oreilles, et quand vous penserez à moi, ne voyez pas votre « tocson »[6] sec, au teint cadavéreux, mouillé, gelé, affamé vous seriez dans l’erreur, il est content, bien vêtu, les pieds dans ses sabots, il a des gilets de flanelle, des chemises de laine sur le dos, le ventre bien garni ; il travaille, il vous écrit de temps en temps…

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Dessin de Charles Antoine

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Dessin de Charles Antoine

aaa      chambres des officiers du navire

a’         chambre de l’officier des montres, les chronos y sont placés, j’ai mes entrées dans cette chambre et j’y ai placé une partie de mon trousseau

bbbb    cabines de passagers, elles contiennent 4 couchettes, les passages de l’Etat-Major  logent dans cette cabine

c          chambre de Monsieur l’aspirant de 1ère classe

d          chambre du chef de poste

f          office de l’état-major

f’         office des aspirants

p          panneau de la cale à vin, c‘est l’ouverture par laquelle on pénètre dans la cale, elle est tenue fermée à clef

F          four                

O         boulangerie

T         pied du mât d’artimon                      

G         pied du grand mât

L’espace qui est ombré à l’arrière est la Sainte Barbe[7], c’est l’endroit où est la barre du gouvernail, il est assez vaste pour qu’elle puisse se mouvoir librement.

Comme elle se trouve à la partie supérieure du local, on l’utilise en y plaçant les caisses du commandant, l’argent pour les colonies et différents objets de chargement.

On n’y met jamais de poudre, celle-ci est dans la soute placée dans la cale, c’est à dire en dessous du faux pont.

Votre « tocson » vous sait en bonne santé et heureux.

Patience donc dans un an j’irai vous voir, envoyez moi de grande lettres à Bourbon ou même au Cap par la voie anglaise.

J’aurais bien aimé en avoir une ici à Lorient.

Que Mimi[8] persévère dans ses bonnes résolutions ; portez-vous bien, adieu ; faites mes amitiés à nos parents, à mes amis, à toutes personnes qui vous demanderont de mes nouvelles.

 

[1] Le goulet de Brest est un bras de mer qui relie la rade de Brest à l'océan Atlantique

[2] C’est un compas de navigation sur lequel se superpose une « alidade », qui permet de mesurer la direction d'un objet ou d'un astre, sur le plan horizontal, par rapport au nord. La quantité mesurée est donc un azimut. Cet angle est mesuré en degré de 0° à 359°, depuis le nord, dans le sens des aiguilles d'une montre (sens rétrograde)

[3] Charles Julien Fidèle Longueville (1839-1899)

[4] Mis aux arrêts

[5] Par Ordonnance Royale du 1er novembre 1830 portant organisation de l’École Navale, ART-8 n° 9° Le dessin (est obligatoire), de manière à pouvoir copier une tête ou un paysage en partie ombré au crayon

[6] Terme péjoratif d’origine québécoise, se dit d’un jeune veau ou vache n’ayant pas encore de corne

[7] Désignait sur un navire la pièce où étaient entreposées les munitions.

[8] Petit frère de Charles, « Mimi » ; Émile Antoine (1845-1927) deviendra Architecte à Lunéville.

Charles Longueville

Lieutenant de vaisseau

1866

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