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Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde sur la frégate La Sibylle,
au XIXe siècle (1863 - 1864)

 

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Auteur : Jean Émile Carrière

Épisode n°3

Lorient, le 13 mars 1863

 

 

J’ai beau courir au-devant du vaguemestre chaque fois qu’il vient de terre, je ne reçois point de lettre ; j’espère être plus heureux dans la suite de mon voyage ; je crains qu’il n’y ait quelqu’un de malade à la maison et que l’on n’ose pas m’écrire pour me laisser dans l’inquiétude jusqu’au Cap de bonne-espérance.

Quoiqu’il en soit c’est ennuyeux, lorsqu’on est en France et qu’on peut recevoir des lettres tous les jours de ne point en voir venir une.

Et quand on va dire adieu aux rives de la patrie.

Je m’explique aussi votre silence en pensant que vous me croyez déjà loin ; hier j’assistais à un concert donné par une société de Lorient, j’étais au milieu de la plus brillante réunion, une musique superbe charmait mes oreilles et j’admirais une dernière fois les beautés françaises quand l’idée me vint que peut-être au même instant, il était neuf heures et demie, vous me croyiez en mer, flottant au gré des vents et ballotté par les flots ; peut-être même me voyiez-vous avec du mauvais temps emballé dans mon caoutchouc, faisant mon quart avec de la pluie dans le nez et que sais-je, bref vous voyez qu’il ne faut pas vous mettre de ces idées là en tête car je suis loin d’être malheureux en général et il m’arrive quelque fois de trouver des distractions voire même des fêtes.

Si nous ne partons pas avant dimanche prochain nous serons encore invités ; on est très galant à Lorient, on invite les états-majors en masse, ce qu’à Brest on ne fait jamais.

Quant à notre départ, il est toujours indéterminé ; sous prétexte d’attendre le beau temps, le Commandant reste en rade ; le fait est que bien nous a pris de le faire le 11 mars au soir, nous devions partir ce jour même, le Préfet maritime, je ne sais pourquoi, ne nous a pas donné l’ordre et heureusement car le mauvais temps s’est fait pendant la nuit et nous aurions attrapé une drôle de nuit pour recommencer.

 

Pendant notre relâche, chacun se repose, le navire s’éclaircit un peu, les passagers se font à la vie du bord.

Nous en avons embarqué une quarantaine à Lorient plus cinquante zéphyrs[1] pour la Calédonie.

Parmi nos passagers qui sont presque tous des ouvriers, on distingue deux ou trois françaises qui se dévouent pour aller peupler la colonie.

On profite de la présence de ces ouvriers pour leur faire installer une foule de petites choses à bord, ils travaillent chez le commandant, les officiers, les aspirants ; ils en sont contents car ils sont fatigués de n’avoir rien à faire. Quelques-uns d’entre eux ont très bonne mine, ont l’air actif, intelligent et réussiront je crois.

 

Nos zéphyrs nous ont déjà fait une farce, cinq de ces gaillards-là sont partis à terre un beau soir avec une embarcation de passage accostée le long du bord, ils avaient de l’argent en poche et voulaient, dirent-ils, faire une noce avant de partir pour quatre ans à six ou sept mille lieues de France.

Quelques instants après leur départ le timonier de service en aperçut un qui eut l’imprudence de se montrer dans le bateau, il le signala de suite, on fit l’appel il en manquait cinq.

Aussitôt on fit armer de sabres d’abordage un détachement de matelots et on l’envoya à terre commandé par un aspirant.

Une demie heure après, l’un des cinq revenait au canot, déclarant que n’ayant plus le sou il se constituait prisonnier, deux autres résistèrent un peu mais parmi les matelots se trouvaient deux ou trois gaillards bien taillés qui leur laissèrent entrevoir que si jamais ils faisaient les méchants à bord, l’équipage saurait les mener.

Mais on ne retrouva pas les deux derniers ; avec les trois que je viens de citer on trouva un passager civil habillé en zéphyr pour qu’on ne le reconnaisse pas, c’était un pauvre bêta qui s’était laissé entraîner.

On ramena les fugitifs et on les mit aux fers en compagnie d’un de leurs camarades qui s’était permis de dire des insolences au lieutenant pendant l’appel.

Au branle-bas un caporal d’infanterie de marine crut entendre dire aux autres gaillards qu’ils iraient chercher leurs camarades aux fers pendant la nuit.

On prit l’alarme à bord, on désigna douze hommes, on leur distribua des armes et on les fit coucher près du poste des femmes sur l’arrière de la batterie, on mit quatre factionnaires près d’elles, un à la porte du Commandant, un aux fers et quatre sur le pont tous armés d’un sabre, de plus on désigna un maître et un aspirant pour monter la garde dans la batterie et en armes.

Nous fîmes chacun deux heures de faction ; nos disciplinaires dormirent tous comme d’honnêtes gens, le lendemain matin les deux derniers rentrèrent à bord après s’être donné une dernière culotte, ils demandèrent leur déjeuner et les fers ce qui leur fut accordé aussitôt.

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Uniformes des Bat’ d’Af’.

Les zéphyrs sont à gauche, les Tirailleurs à droite.

 

 

Ceux qui y avaient été mis la veille faisaient pendant la nuit un tel tapage qu’il avait fallu les bâillonner.

Enfin, le lendemain, tout était calme et tranquille, et on a déjà oublié à bord l’escapade de nos hôtes.

 

On s’occupe d’installer une musique, des chœurs et un théâtre.

Le Commandant a envoyé un officier et un chirurgien passager dont je vous parlerai plus en long acheter des instruments de musique ; nos artistes sont pris dans les passagers et même dans les zéphyrs, on doit danser ; bref, le commandant veut que l’on s’amuse.

Il est très bon pour les passagers, nous avons à bord deux familles peu riches, il est vrai, mais composées de personnes ayant une certaine éducation ; il a été peiné de les voir mêlées à toutes espèces de gens, de voir leurs enfants au contact avec des demoiselles d’une vertu douteuse, il leur a fait faire un poste séparé et les officiers et lui ont de petites prévenances pour ces braves gens, de temps en temps , ils les prient d’accepter un rôti, une bouteille de bon vin ; ils causent avec elles, envoient du thé aux malades du mal de mer.

Vous voyez qu’une certaine liaison commence à régner à bord, et que si le temps le permet nous ferons des traversées assez agréables.

Mon officier et moi nous ne faisons qu’un, nous travaillons ensemble, allons à terre ensemble ; j’ai la moitié de mes affaires dans sa chambre, nous causons de chez nous, je connais déjà sa famille ; c’est un digne garçon, il a des sentiments de fils et de frère comme rarement j’en ai vus ; dernièrement il est parti pour Paris à trois heures du matin, il est allé à son arrivée à huit heures embrasser sa famille passer la nuit avec elle et le lendemain matin il est reparti ; il est arrivé tout démoralisé, envoyant le métier au diable, peu à peu il s’est résigné, il a fini par reconnaître que dans les conditions de l’existence humaine existe celle de la séparation et il s’est remis en train.

Il y avait à peine deux mois qu’il avait quitté ses parents avec lesquels il avait passé six mois.

 

10 heures

 

Je viens de recevoir votre dépêche télégraphique, j’ai été un moment effrayé, j’ai brisé le cachet rondement ; ma crainte s’est changée en joie.

Je pense que ma longue lettre vous a fait plaisir, j’espère que celle que vous m’annoncez sera longue, je me réjouis de la recevoir, il y a trois semaines bientôt que je n’ai pas reçu de vos nouvelles, en mer j’en prendrai mon parti, mais sur une rade française cela me paraissait dur.

 

[1] Indésirables dans les corps de troupe de la métropole, incorporés dans des unités d'infanterie aux garnisons choisies dans les bleds les plus lointains, rachetant le plus souvent leurs fautes sous l'uniforme, chapardeurs sans vergogne mais doués, lorsqu'il le fallait, d'un extraordinaire courage, tour à tour appelés "zéphyrs" ou "joyeux", les jeunes Français qui vont faire leur service "aux Colonies. Plus tard ils iront dans les Bataillons d’Afrique les « Bat d'Af ».

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