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Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde sur la frégate La Sibylle,
au XIXe siècle (1863 - 1864)

 

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Auteur : Jean Émile Carrière

Épisode n° 7

5 avril

Latitude 6° 45  Nord

Longitude 33° 43  Ouest

 

 

Je sors du théâtre ;

des affiches circulaient hier par toute la frégate, elles annonçaient que les passagers disciplinaires artistes allaient donner une après-midi théâtrale se composant de chansons, de romances et d’un vaudeville.

Aujourd’hui à une heure les timoniers déployaient leurs talents de décorateurs et en quelques instants un théâtre était élevé ;

les pavillons espagnols, américains, brésilien, portugais avaient suffi pour transformer le gaillard d’arrière bâbord.

Le rideau était levé non pas au son de la cloche comme cela se fait vulgairement mais au son du tambour ;

le commandant et les officiers avaient prêté des chaises pour les spectatrices et pour eux, l’équipage, les passagers s’étaient groupés et perchés derrière et comme ils avaient pu ;

l’orchestre composé d’un cornet à pistons de plusieurs autres instruments en cuivre, d’une petite flûte entonna le Partant pour la Syrie[1] lorsque le commandant vint prendre la place d’honneur qui lui étaient réservée.

Tout le monde était bien impatient, un peu plus on aurait crié la toile.

Enfin le rideau se leva et nous entendîmes un duo assez bien chanté et intitulé le soldat et le berger.

Les artistes s’étaient procurés des costumes de circonstances, ils n’étaient pas riches mais il ne faut pas être difficile, et comme il existe une grande solidarité entre tous les habitants d’un même navire ce serait crier contre nous que de dire que le théâtre de la Sibylle était mal monté.

Nos chanteurs eurent le talent de nous égayer pendant une heure et demie, la musique n’était pas fameuse mais elle faisait très bon effet.

Le vaudeville fut assez bien joué, ce qui fit le plus rire ce fut une chansonnette comique chantée par une grande pratique habillée en femme.

Ce soir concert instrumental et bal jusqu’à neuf ou dix heures.

Tout cela m’a distrait mais ne vaut pas un dimanche de Pâques passé avec vous.

Voilà le troisième que je passe loin de vous, Dieu sait combien il y en aura encore avant celui où je pourrai voir les crocus et les perce-neiges lever dans vos plates-bandes.

Bien certainement, le prochain jour de Pâques nous ne le passerons pas ensemble car il est plus que probable qu’à cette époque je serai encore sur la Sibylle faisant route pour la France.

Ce que je vous ai dit doit vous montrer combien il fait beau aujourd’hui.

Nous sommes toujours on ne peut plus favorisés, nous avons bon vent, beau temps et belle mer. Nous marchons assez rondement et la route que nous faisons nous conduit au but.

 

 

[1] Partant pour la Syrie est un chant français composé par Hortense de Beauharnais et écrit par Alexandre de Laborde vers 1807.

Il fut l'hymne national français sous le Second Empire.

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9 avril 1863

Huit heures du matin

 

 

Hier nous avons fait notre premier pas dans l’hémisphère sud, les vents favorables nous ont conduits jusqu’à la ligne et quoique dans ce moment-ci nous ne marchions pas beaucoup, nous pouvons dire cependant que nous avons doublé le Pot au noir[1].

Vous savez que l’on appelle ainsi un certain espace voisin de la ligne du tropique où l’on est pris par le calme, où la pluie tombe à seaux.

On y reste quelquefois quinze jours sans faire vingt lieues par journée.

Le Commandant en se servant de cartes de l’Américain Maury[2] a su éviter ce fameux Pot au noir et cela en s’éloignant de la côte d’Afrique près de laquelle il se trouve à cette saison.

Nous allons aujourd’hui ou demain recevoir des vents constants du sud-est qui nous conduirons jusque par vingt ou vingt-cinq degrés de latitude sud ensuite nous trouverons là des vents d’Ouest non plus constants comme ceux dont je parle mais dominants parmi tous ceux qui soufflent et ces vents nous conduirons au Cap.

Vous voyez que sur la mer il y a aussi de grandes routes toutes tracées et qu’on ne suit pas indifféremment telle ou telle route.

Profitant de l’expérience de leurs prédécesseurs les marins de notre siècle avec Maury à leur tête ont su compiler les observations, les journaux, ils en sont arrivés à tracer des tableaux qui donnent mois par mois les probabilités plus ou moins grandes que l’on a de trouver tel ou tel vent dans telle région.

On n’a qu’à ouvrir ces cartes à les regarder un peu attentivement et on voit tout de suite quelle est la route à suivre.

Nous avons donc été baptisés hier veille de notre passage de la ligne[3] ;

l’astronome du révérend père lignard nous était tombé à bord et il était venu à midi observer avec nous le soleil (au moment de midi).

Le soir du même jour à six heures, le Commandant et tout l’état-major étaient sur la dunette, équipage et passagers sur le pont, la vigie annonça un nuage noir traditionnel mais dont je ne m’explique pas trop l’apparition peut-être est-ce une allusion au Pot au noir qui se trouve toujours dans le voisinage de la ligne.

[1] Cette zone est appelée familièrement « Pot au noir » par les marins.

Un « pot au noir » désignait au XIXe siècle une situation peu claire et dangereuse.

Le « pot au noir », est une ceinture, de seulement quelques centaines de kilomètres du nord au sud, de zones de basses pressions entourant la Terre près de l'équateur.

[2] Matthew Fontaine Maury présente en 1853 une carte bathymétrique  de l'Atlantique nord.

Une commission internationale de nomenclature subocéanique est créée.

Julien Thoulet, professeur à la faculté des Sciences de Nancy, en établit des feuilles-types.

La première carte bathymétrique générale est née et sera réactualisée sous la direction de SAS Albert 1er de Monaco.

[3] Une très ancienne tradition de la marine française veut que le passage de l'équateur donne lieu à un baptême païen pour tous ceux qui franchissent la ligne pour la première fois.

Cette joyeuse cérémonie, qu'on pourrait qualifier de bizutage, est présidée par un marin déguisé en Neptune, assisté de tritons, naïades, etc.

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Quelques instants après un second-maître de timonerie muni d’un porte-voix, logé dans la grand’hune et représentant le guetteur de Monsieur La ligne se fit entendre en ces termes :

« Ho du navire, qui êtes-vous ? Où allez–vous ?, Le nom du Commandant ? »

Le Père Pouget répondit à toutes ces questions.

L’interrogeant personnage continua et demanda si la Sibylle avait de ses marins ou de ses passagers qui n’auraient pas passé la Ligne et termina en disant au commandant qu’il allait lui envoyer un messager.

« Demandez en la permission au Commandant ? » répondit celui-ci pour faire sentir au père de la Ligne qu’il entendait ne pas se soumettre à tous les caprices tyranniques du vieux bonhomme.

La permission fut demandée et accordée ;

alors on vit sortir de la grand’hune un superbe postillon qui en scène tira un coup de pistolet pour attirer l’attention, puis il s’achemina vers nous autres mortels en descendant par le Grand Etai et en faisant claquer son fouet, en arrivant sur le pont il tira un coup de pistolet ;

en suivant la route qu’il avait prise il était arrivé au pied du mât de misaine, là un meunier l’attendait avec un panier plein de farine contenant quelques œufs et portant des poulets, et canards empruntés aux cages de l’État-major.

Le postillon et le meunier qui étaient l’un breton, l’autre méridional personnifièrent la rivalité des marines françaises du nord et du midi.

Après s’être fichu bien des sottises, ils enfourchèrent chacun un âne et allèrent trouver le Commandant.

On lui remit un pli enfermé sous trois enveloppes lui annonçant pour le lendemain la visite de Monsieur la Ligne et sa chaste épouse.

Le Commandant fit appeler son maître d’hôtel et on fit boire un coup au messager ;

pendant ce temps le meunier était monté sur la dunette il s’était querellé avec un officier qui voulait lui acheter un canard et pour mettre fin à l’histoire avait jeté de la farine sur tout l’État-major ;

on avait de l’eau dans la grand’hune et dans celle d’artimon, on y avait aussi mis un sac de petits pois ;

on commença à faire dégringoler le tout, et le meunier à envoyer de la farine.

Alors ce fut une cohue épouvantable, les aspirants et les passagers sur le gaillard d’arrière.

Les matelots et les militaires devant se blanchissaient à l’envie :

pendant une heure on continua à se barbouiller, pour mon compte j’étais tout blanc, et d’autres furent moins heureux et cela parce que après les avoir bien blanchis on leur passa une couche de noir sur le nez.

Les passagères ne furent pas épargnées, l’une d’elles s’était cachée dans les bouteilles des dames, puis quand elle avait entendu battre la retraite s’était décidée à en sortir ;

comme elle a un fort mauvais caractère, on l’avait cherchée pour le lui former un peu, ne l’ayant pas trouvée on l’attendait, elle fut toute couverte de farine, elle se mit en colère et il s’en fallut de peu qu’elle n’arracha les yeux à un de nos passagers.

Elle traita tout le monde d’ânes et croyant que personne n’avait plus rien dans les mains, se posait fièrement en disant jetez m’en, me voilà !

Quand un gaillard bien avisé ne lui laissant pas le temps de fermer la bouche lui couvrit la figure d’une bonne poignée de farine.

On alla se laver, se brosser ;

on s’était tellement échauffé que personne ne put s’endormir avant onze heures ou minuit.

Du reste il est bon de vous dire en passant que depuis 3 ou 4 jours nous avons bien chaud surtout quand il ne vente pas beaucoup.

Le lendemain, (c’est à dire hier) devait être le Grand jour.

Le père la Ligne arriva à bord à une heure ;

composé de peaux de moutons son costume était en parfaite harmonie avec ses cheveux et sa longue barbe blanche ;

il nous arriva de la hune de misaine, son char de voyage était une baille[1] ;

sur l’avant un char de cérémonie, dans lequel madame la Ligne avait déjà pris place, attendait son Altesse ;

sa chaste épouse en chapeau de velours, cheveux blonds en étoupe, manteau à la dernière mode, crinoline, etc… était accompagnée de la cour.

C’était un jeune caporal fourrier, très beau garçon du reste, qui remplissait ce rôle, madame la Ligne.

Le char était une baignoire montée sur 4 roulettes, il était traîné par deux matelots recouverts de couvertures et simulant deux grisons.

En avant marchaient nos deux tambours et la musique ;

l’astronome, le pilote et un officier de la marine royale de Monsieur la Ligne, Neptune et quelques-uns de ses tritons ; enfin deux timoniers de la marine la Ligne et une série de diables tout noirs enchaînés les uns aux autres et portant des cornes et des queues magnifiques.

Il ne faut pas que j’oublie le grand aumônier de Monsieur la Ligne, son barbier, un de ses marmitons et un vicaire de la cour de Monsieur.

Le cortège se mit en marche, partit de tribord devant et vint s’établir à bâbord derrière près du grand mât, un trône et un autel splendides avaient été dressés pour la cérémonie.

L’officier de quart de Monsieur la Ligne vint prendre le commandement du navire, armé d’un porte-voix épouvantable, il commença à faire une suite de commandements plus drôles les uns que les autres, il fit appeler le maître commis, le cambusier, le capitaine d’armes leur donna à chacun un paquet de sottises et céda la parole au grand aumônier.

C’était un passager civil, le discours lui avait été fourni, il monta en chaire c’est à dire qu’on le hissa dans une manche à vent dont on avait amarré le fond.

Il débita une longue série de blagues et de calembours qui fit rire un peu tout le monde et termina son sermon par un amen qui interprété en langage maritime signifie laisse descendre.

 

[1] Baquet en bois

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On amena donc la manche à vent et comme le malheureux avait osé abîmer à la fin de son discours le maître-calfat et ses ouvriers, il reçut en arrivant sur le pont les deux jets des pompes à incendie et des bailles d’eau disposées préalablement se chavirèrent sur sa tête, bref il fut promptement rafraîchi.

Alors on commença le baptême, j’eus de l’être un des premiers.

On me mit assis sur une baille pleine d’eau mais recouverte d’un pavillon, plusieurs hommes se tenaient derrière, après que j’eus déposé mon aumône dans le tronc placé près de moi, le barbier de Monsieur la Ligne me couvrit la figure d’une couche de farine délayée dans l’eau, puis il me fit la barbe avec des instruments qu’on ne trouve que sous l’Equateur.

Alors on me baptisa et après quoi au lieu de me mettre un grain de sel dans la bouche on me fit tomber le derrière dans la baille ;

au même instant une bonne baille d’eau m’arriva sur la tête et les deux pompes à incendie achevèrent d’enlever la farine que j’avais sur le faciès.

Chacun passa à son tour, quant aux disciplinaires et aux passagers civils, comme leur baptême aurait duré trop longtemps on les fit défiler sous le feu des pompes et des seaux d’eau qui tombaient de toutes parts.

Les femmes étaient menées très doucement, on s’était contenté de leur faire une petite croix sur le front avec de la farine ;

les officiers et les personnages déjà baptisés s’étaient retranchés sur la dunette, il avait été convenu qu’elle serait respectée.

Quant aux passagers du poste, nous avions recommandé quelques-uns d’entre eux aux baptiseurs ;

la recommandation produisit son effet, on les barbouilla de noir de fumée mélangé à de l’huile, et on pompa deux fois plus fort que pour les autres ;

bref ils furent soignés.

On ne brutalisa cependant personne, les agents du père la Ligne furent très convenables à bord de la Sibylle.

La cérémonie terminée, Monsieur la Ligne, sa vertueuse épouse et leur cortège royal vinrent présenter leurs hommages au Commandant et musique en tête tous se dirigèrent dans le faux pont ;

ils vinrent d’abord nous faire une visite, c’est à dire boire la goutte chez nous.

De chez nous ils se dirigèrent vers le carré où ils burent une nouvelle goutte et qu’ils quittèrent en hurlant :

vive l’état-major ;

enfin ils allèrent faire leurs adieux au Commandant et retournèrent dans leur céleste demeure.

On se débarbouilla, ce n’était pas un luxe j’en réponds et le soir on fit festin partout ;

notre chef de gamelle nous avait fait préparer un dîner magnifique ;

on avait abattu un bœuf la veille, rien ne nous manqua.

Les punitions avaient été levées, l’équipage eut double ration, et la cérémonie se termina comme beaucoup de celles de cette espèce par une bataille ;

deux disciplinaires se prirent aux cheveux et avec une telle rage qu’on ne pouvait venir à bout de les séparer.

Je vous avais dit que nous avions doublé le Pot au noir, j’avais parlé trop tôt, nous en avons eu une idée plus que légère ;

nous avons été quatre jours à attendre les vents de Sud-Est.

Pendant ce temps nous étouffions, le thermomètre marquait généralement trente ou trente et un degrés à l’ombre ; pour utiliser les brises folles que nous amenaient les grains, il fallait manœuvrer toute la journée et cela pour faire cinq lieues dans vingt-quatre heures.

Cela a été notre minimum, nous avons eu cinquante ou soixante milles plusieurs fois.

Je supporte bien mal la chaleur, pendant ces jours de calme j’ai été un être tout à fait nul, mes calculs étaient mauvais, j’avais une soif intarissable et j’aurais dormi vingt-quatre heures par jour.

Pendant mes quarts de nuit, j’avais sommeil, si l’on avait fait quelque chose je ne me serais pas endormi mais l’ennui de voir la mer presque calme et houleuse me gagnait aussi et alors je tapais de l’œil.

Mon officier de quart en digne garçon n’osait pas me réveiller.

Il a été dans les jours dont je vous parle plein de bonté pour moi comme toujours.

Décidément j’aime mieux le froid que le chaud.

Il y a deux jours j’ai bien pensé à vous ;

l’anniversaire de ma naissance m’a fait passer ma journée en Lorraine ;

malheureusement on est quelquefois triste quand c’est si loin de chez soi qu’on pense à ses parents.

Heureusement que j’ai de l’occupation et du travail, sans cela je passerais des journées très tristes.

J’en suis bien sûr. Je vois ici de malheureux désœuvrés auxquels les journées semblent durer trois jours, leur seule occupation consiste à aller faire des phrases plus ou moins soporifiques près de nos passagères.

Ces dames et demoiselles donnent lieu à une foule de cancans plus ou moins stupides, pour deux ou trois mauvaises dindes on fait des histoires à n’en plus finir.

À propos de chaleur, il est bon de vous dire que mes palpitations de cœur ne m’ont pas ennuyé comme elles auraient pu le faire, je n’en ai été incommodé qu’un seul jour tandis que j’ai vu à bord deux chirurgiens être très gênés pendant plusieurs jours ;

j’ai été content de ma carcasse sous ce rapport.

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La nourriture de mer n’est pas ce que je me l’étais figurée ;

elle est très mangeable ;

le lard, les sardines, le macaroni, le bœuf de conserve, le fromage et la viande fraîche quand il y en a voilà l’ordinaire, ajoutez les pommes de terre.

De temps en temps les conserves viennent changer un peu, ce sont des petits pois, des pommes tapées[1], des juliennes, etc.

Je suis enchanté de notre table ;

cependant croyez bien une chose, elle n’a rien de riche et elle ne vaut pas la soupe et le pot-au-feu quotidien du toit paternel.

 

Je continue à être heureux et content à bord, je ne m’ennuie pas, je travaille pour m’amuser, sauf avec nos passagers qui m’ont fait une impolitesse, je me trouve en relations de bonne camaraderie avec mes collègues, mes supérieurs continuent à être très affables ;

notre navigation s’est remise au beau c’est à dire que nous marchons bien avec du beau temps.

 

Quant à messieurs nos écrivains je ne leur parle plus, je vous ai dit que nous faisions deux tables, le matin les élèves mangent les premiers, celui qui est de quart est remplacé par un de ceux qui ont déjeuné et va manger avec les passagers.

J’avais été très poli et très convenable avec eux, un beau jour je vais me mettre à table, ces messieurs me font subir une quarantaine très rigoureuse et complète la gentillesse en se parlant bas à l’oreille.

Depuis je les ai laissés complètement de côté ;

ce sont des imbéciles pour la plupart, je ne tiens pas à leur amitié ;

je prends comme preuve de leur bêtise leur manière de me traiter après les relations que j’avais eues avec eux tous.

 

Dernièrement nous avons pêché un requin ;

c’est un jeune glouton qui profitant du calme commençait à prendre l’habitude de se promener près de nous ;

il était conduit par deux pilotes ;

on appelle ainsi deux petits poissons rayés de noir et de blanc ayant de vingt à trente centimètres de long et qui suivent constamment les requins, à voir les manœuvres que font ces poissons on peut conclure qu’ils conduisent celui qui semble être leur maître et seigneur.

 

Pour en revenir au nôtre, sa présence commençait à agacer tout le monde à bord, on amarra un immense hameçon à émerillon au bout d’un filin, on mit deux livres de lard à l’hameçon et on le livra à la gourmandise du requin ;

il joua quelque temps avec puis se décida à l’engloutir ;

mais le gaillard ne le saisit que du bout des lèvres l’hameçon était trop gros, on le manqua.

Alors on reprit du lard et on remit la ligne à la mer, le requin s’en rapprocha mais n’y toucha pas ;

nous commencions à désespérer de voir de près notre ennemi mortel, quand on eût l’idée de mettre un petit morceau de lard au bout d’une ligne beaucoup plus petite ;

le pilote du requin apercevant ce petit morceau l’y conduisit aussitôt, il ne se fit pas prier et fut pincé ;

on lui fila la ligne, et on la hâla selon le besoin de façon à le noyer, enfin quand il fût près du bord on lui passa un nœud coulant par le travers du corps et on l’enleva malgré ses réclamations.

Quand un requin est sur le pont il ne faut pas se trouver trop près de lui, d’un coup de queue il vous casserait une jambe.

Quant à ses coups de dents je ne vous en parle pas, la renommée a dit assez souvent qu’ils étaient terribles.

Quand il fut à bord, ce fut à qui lui donnerait le coup de pied de l’âne, on le tua aussitôt à coups de hache et les cuisiniers allèrent en tailler chacun un morceau.

 

[1] La pomme tapée est une préparation traditionnelle de l’Anjou partagée avec la Touraine voisine. La pomme, d’une espèce rustique, de petit calibre, est successivement pelée, séchée, puis, comme son nom l’indique, « tapée » à l’aide d’un maillet afin de l’aplatir.

Le produit fini, d’une épaisseur d’environ 2 centimètres, d’une blancheur jaunâtre ou roussissant, s’apparente à un fruit sec, non croquant.

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