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Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde sur la frégate La Sibylle,
au XIXe siècle (1863 - 1864)

 

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Auteur : Jean Émile Carrière

Épisode n° 8

20 avril 1863

Latitude         18° 39 Sud

Longitude       35° 39 Ouest

 

J’ai d’autant plus de plaisir à vous marquer la position que nous occupions aujourd’hui à midi que depuis quelques temps j’arrive à faire de bons calculs presque tous les jours ;

je commence à bien observer et à faire mes calculs assez promptement.

Comme on se lasse vite des bonnes choses !

Nous sommes toujours aussi favorisés qu’on peut l’être, beau temps, belle mer et bon vent depuis quelques jours, rien ne nous manque ;

nous avons pris si vite l’habitude d’être bien traités que nous en sommes fatigués ;

nous voudrions un peu de mauvais temps ne serait-ce que pour voir un peu de changement et pour mieux apprécier le beau temps dans la suite.

Sans m’en douter je parlais comme un préfet disant nous au lieu de moi ;

il serait injuste en effet de croire que tout le monde ici pense la même chose ;

il y en a qui s’ennuient beaucoup plus que moi et il me semble qu’il est difficile d’en trouver qui s’ennuient moins ;

c’est décidément une bien bonne chose que d’être insouciant.

 

Nous avons rencontré ces jours derniers un assez grand nombre de navires étrangers ;

nous avons vu deux trois-mâts américains magnifiques l’un d’eux était un baleinier, il nous a salué fort gracieusement de son pavillon et de ses voiles en amenant le premier et le grand cacatois.

Pendant quelques instants nous crûmes que nous assisterions à un combat car nous croyions que l’un des deux était du Sud  tandis que l’autre était du Nord.

Nous avons rencontré aussi plusieurs navires de commerce Danois et des Anglais.

Sur vingt navires près desquels nous sommes passés nous n’avons vu qu’un français la Persévérance du port de Bordeaux.

Les étrangers saluent et cette marque de politesse semble vouloir dire :

Bonne chance, nous courons les mêmes dangers, soyez heureux ;

entre le ciel et l’eau à mille cinq cent lieues de la mère patrie on voit sur un navire des hommes, des frères ;

on voit en eux des protecteurs si on a besoin de secours, on est prêt à se dévouer pour eux si au contraire c’est eux qui en demandent.

Et bien, un Français ne salue pas ses nationaux, la Persévérance n’a hissé son pavillon qu’après nous et ne nous a pas salué en l’amenant une ou deux fois pour le rehisser ensuite comme cela se fait.

J’étais sur le pont quand j’ai vu s’élancer dans l’air le pavillon tricolore du navire de commerce, j’ai été exaspéré quand je l’ai vu s’entêter à ne pas saluer.

Je vous fais remarquer en passant que pour un navire français que nous avons rencontré nous avons vu cinq ou six américains et deux ou trois Anglais.

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23 avril  

Latitude.        26° 34’ Sud

Longitude       37° 20’ Ouest

 

 

Les vents de Sud Est nous ont fait longer toute la côte du Brésil ;

le Commandant qui connaît parfaitement ces parages nous annonce pour demain un pamper[1].

C’est un coup de vent de Sud-Ouest ;

hier soir au coucher du soleil la partie Nord-Ouest de l’horizon était bordée par une bande nuageuse d’une teinte parfaitement régulière et brunâtre et bordée de rouge, c’est ce qu’on appelle une panne, les marins se sont accordé à dire que c’était signe de vent d’ouest et le commandant nous a dit que c’était un signe précurseur de pamper.

Il nous a annoncé toutes les phases du coup de vent, j’ai inscrit ce qu’il a prédit, si ça se vérifie je le déclare un grand homme quoiqu’il soit très court.

Qu’il arrive ou qu’il n’arrive pas le vent d’Ouest ne tardera pas à nous prendre et c’est lui qui dans vingt ou vingt-cinq jours nous fera entrer à Simon’s Bay[2].

Un bon coup de vent ne serait pas à dédaigner pour le moment car il nous ferait faire une belle route.

Notre brave frégate ne marche pas mal malgré son âge mûr, elle file six nœuds en moyenne, vous savez que cela veut dire que dans une demie minute elle parcourt six fois quinze mètres.

Jusqu’à présent nous avons battu tous les navires que nous avons rencontrés et nul ne nous a gagné.

En pleine mer et dans les régions où soufflent les vents alizés elle marche presque sans rouler ni tanguer, on se croirait en Rade de Brest.

Nous allons quitter les beaux temps et dire adieu aux belles mers quand nous approcherons du cap de Bonne Espérance où nous trouverons du gros temps.

 

Tous les soirs on danse jusqu’à huit heures ;

après le branlebas qui se fait à six heures les musiciens viennent s’établir sur le gaillard d’arrière et tous, officiers, passagères, aspirants, équipage et passagers prennent leurs ébats, les uns derrière, les autres devant.

Ces dames ou plutôt certaines de ces dames continuent à être des brandons de discorde et à causer des cancans innombrables, on ne parle que d’elles de tous les côtés ;

leur présence à bord met tout le monde en chamaille.

Nos passagers du poste ont créé des journaux intitulés l’un le Cancrelat, l’autre le Gabier Volant, ils n’en sont qu’aux premiers numéros et jusqu’à présent ils n’ont fait que s’exciter mutuellement, bientôt ils se mordront et le commandant sera forcé de supprimer la liberté de la presse.

Tout cela est toujours à cause des histoires dont nos calédoniennes sont les héroïnes, il s’agit de jalousies, d’espoirs trompés etc.

Dans leurs journaux ils ne nous épargnent pas, car comme cela devait arriver inévitablement ils nous abhorrent.

Mais on les tue par le ridicule ;

les caricatures, et il y en a de fort bonnes qui sont faites par mon collègue Soudois[3] circulent dans la société et elles disent plus que les phrases plus ou moins spirituelles de tous ces messieurs.

 

Je viens de vous parler de Soudois, vous savez que c’est le seul camarade de promotion que j’ai à bord de la Sibylle ; ce titre nous unit autant que les liens de la plus vive amitié, nous sommes au poste les deux seuls qui sortent de l’Ecole, nous nous trouvons en présence d’étrangers passagers chez nous et de volontaires que j’aime assez, mais les mêmes communautés de sentiments ne nous unissent pas :

au Borda j’avais avec Soudois les relations qu’on peut avoir avec n’importe qui, ici nous nous sentons unis et nous le sommes en effet.

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Édouard Pottier

 

24 avril

 

Cette nuit nous avons eu un orage ; j’avais le quart de huit heures à minuit.

Dès le commencement de mon quart on aperçut des éclairs dans la direction du Nord-Ouest.

En même temps le temps se graissait et la brise fraîchissait.

J’étais déjà tout vêtu de caoutchoucs et j’attendais de pied ferme ; vous savez que pour moi il y avait une chose à obtenir, j’ai toujours craint l’orage, et il me fallait voir les éclairs et entendre bravement le tonnerre ;

je fus trompé dans mes espérances, le temps s’éclaircit un peu.

 

Cependant vers onze heures le temps se couvrait de nouveau et des éclairs bleuâtres se montrèrent dans le Sud-Ouest, mais ce n’était pas pour moi, à minuit le temps menaçait beaucoup ce fut pour nos successeurs au quart.

 

Mon officier craint le tonnerre, pour mon compte j’étais hier dans de fort bonnes dispositions ;

malheureusement je n’eus pas l’honneur de recevoir le grain, et une fois dans mon hamac rien ne put me réveiller ;

cependant la brise souffla au point qu’il fallut serrer plusieurs voiles et la pluie tomba à seaux.

En même temps le tonnerre et les éclairs l’un en grondant les autres en brillant partout et constamment faisaient un orage magnifique.

 

L’officier qui était alors de quart était Monsieur Pottier[4], voilà un bon marin ;

c’est un tout jeune homme mais c’est un des meilleurs officiers du bord ;

je ne demande qu’une chose c’est d’arriver un jour là où il est parvenu.

En même temps, c’est un excellent cœur, grâce à la recommandation de son oncle je suis très bien avec lui ;

il est convenu que s’il obtient à Taïti[5] le commandement d’une goélette il me prendra comme second ;

je suis enchanté de servir avec lui car je l’aime beaucoup et je le regarde comme un excellent marin, qualité qui malheureusement manque à mon officier de quart.

 

Aussi quoiqu’il soit toujours très bon pour moi je ne me verrais pas avec autant de plaisir second sur un petit bâtiment avec lui pour officier commandant.

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25 avril,

 

Hier soir nous avons failli voir quelque chose de très drôle.

J’étais à causer avec Monsieur Pottier qui était de quart de huit heures à minuit, il faisait un clair de lune magnifique, il ventait bonne brise du Sud-Ouest nous filions huit ou neuf nœuds.

Tout d’un coup vers neuf heures il aperçut une teinte blanchâtre près de nous, elle était due au voisinage d’un navire qui arrivait vent arrière et perpendiculairement à nous.

Les hommes en vigie ne l’avaient pas aperçu, il n’était pas à deux cent mètres de nous.

Immédiatement nous mîmes la barre à tribord et brassâmes tribord derrière, le navire arriva promptement de six quarts, nous faisions route au Sud-Sud-Est nous eûmes bientôt le cap au Nord-Est.

 

Nous refaisions route vers la France.

On avait manœuvré promptement tout le monde à bord en avait été étonné.

D’entendre pareil bruit à pareille heure, tous les officiers, les passagers du poste et du carré s’étaient élancés sur la dunette.

Mais tout n’était pas fini, malgré notre changement de route nous en faisions encore une qui nous faisait couper celle du trois mâts et si tous deux avaient voulu s’entêter à courir comme ils faisaient nous nous abordions inévitablement à peu près comme le Jean Bart[6] a abordé le Louis XIV[7].

 

Le Commandant qui s’était mis à la fenêtre de sa bouteille et qui comme nous voyait le navire à deux longueurs de canot crut que nous allions dire deux mots à notre voisin et poussa un rugissement formidable en Commandant :

« la barre à Tribord ! Aux bras de tribord derrière ! »

En même temps il s’écriait :

« Trop tard, trop tard ».

À l’en croire l’abordage était inévitable ; Monsieur Pottier, et je l’ai admiré, avait conservé tout son sang-froid ;

il répondit avec un sang-froid superbe :

« Pardon, Commandant nous lui passerons devant ».

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Nous n’aurions cependant pu le faire, le trois-mâts se décida à venir sur tribord et nous courûmes à peu près parallèlement, il s’agissait de savoir quel devait être celui qui passerait devant l’autre.

Le trois-mâts crut un instant qu’il pourrait nous doubler soit de l’avant soit de l’arrière, il vint vers nous mais de bonne heure s’aperçut qu’il ne pourrait pas passer, il vint en grand sur tribord, nous laissa prendre de l’avance, revenir en route et il reprit la sienne.

 

Nous fûmes quittes pour la peur ;

nous aurions pu faire d’assez graves avaries, nos mâts d’hune et de perroquet eussent pu venir en bas et notre coque eut pu être égratignée assez gravement ;

quant au trois-mâts il en eut fait aussi de très sérieuses surtout si nous l’avions pris par le travers nous le coupions.

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Dessin de Charles Antoine

 

Dimanche 3 mai 1963

 

 

Je suis heureux je viens de relire quelques-unes de vos lettres, à défaut de nouvelles fraîches j’ai revu les vieilles ;

je me suis reporté par la pensée parmi vous et vous voyant heureux et confiants, je me suis trouvé de même.

 

Ce matin j’ai fait le quart de minuit à quatre et j’ai eu l’occasion de penser à vous

et de parler de vous avec Monsieur Richy.

 

Il me restait un des saucissons que vous m’avez envoyés à Brest ;

je l’ai donné au cuisinier qui l’a fait cuire et pour nous réveiller nous l’avons croqué au clair de la lune, nous en avons laissé pour une autre fois ;

le tout a été arrosé d’un demi verre de vin et mangé en parlant de nos familles ;

nous avons même, fous que nous étions, fait des projets pour notre retour ;

nous sommes d’autant plus nigauds que si la guerre du Mexique[8] n’est pas terminée nous aurons bien du mal à obtenir huit ou dix jours de permission.

Mais bah ! Ça nous a fait passer agréablement une heure ou deux et fait prendre le temps en patience.

 

Le mauvais temps que nous avons eu dernièrement nous ayant jetés dans le Sud en reprenant notre route, il s’est trouvé que nous marchions dans la direction de l’île Tristan-da-Cunha, de sorte qu’aujourd’hui nous sommes à nous écarquiller les yeux pour chercher à voir cette fameuse île, dans quelques heures nous en serons probablement assez près.

Il est assez important pour nous que nous découvrions la terre avant la nuit, car comme il y a de la brume, nous serions obligés de changer de route avant qu’elle ne se fasse pour ne pas risquer de nous jeter sur la côte.

 

Inconvénient d’autant plus grave qu’il est beaucoup plus rare de couper la terre en deux

que de se casser le nez sur elle.

 

[1] Genre de bain moussant dû aux coups de vents et à l’écume ainsi formée

[2] Simon’s Bay : Simon's Town, est une ville et une base navale située en Afrique du Sud dans la province du Cap-Occidental. Elle est juchée sur les rives de False Bay, au sud-est du Cap au bord de l'océan Atlantique.

[3] Marie Lucien Marcel Soudois, né le 11 novembre 1843 à Saint-Pierre-d'Oléron (Charente Maritime) –

Décédé le 11 juillet 1881. Lieutenant de vaisseau, Chevalier de la Légion d’Honneur

[4] Édouard Pottier,

Né le 6 juillet 1839 à Strasbourg (Bas-Rhin) –

Décédé le 3 août 1903 à Rochefort-sur-Mer (Charente-Maritime).

Vice-amiral le 11 octobre 1898.

Commandant en chef l'Escadre de la Méditerranée occidentale et du Levant - nomination du 1er octobre 1902.

Grand-Croix de la Légion d’Honneur.

[5] Tahiti et Taïti les deux écritures existaient sous Napoléon III.

[6] Jean Bart, vaisseau 3 ponts de 110 canons, transformé sur Cale en 1850. Transformé en mixte en 1856 (voile et hélice). En janvier 1863 appareille de Brest pour un exercice d’abordage avec le Louis XIV en baie de Douarnenez. Servira à l’École Navale jusqu’en 1864. Condamné à la démolition en 1881. Rebaptisé « Cyclope » en 1886.

[7] Louis XIV, voir page 3

[8] L’intervention française au Mexique ou l'expédition du Mexique (espagnol : Segunda Intervención Francesa en México) est une expédition militaire française qui eut lieu de 1861 à 1867 et avait pour objectif de mettre en place au Mexique un régime favorable aux intérêts français.

À l'origine de cette initiative se trouvent des conservateurs mexicains en Europe qui souhaitaient installer au Mexique un souverain européen catholique et conservateur pour contrebalancer le pouvoir des jeunes États-Unis protestants. José-Manuel Hidalgo y Esnaurrizar, l'un d'entre eux, fit la connaissance de l'impératrice Eugénie et réussit à l'intéresser à sa cause. Napoléon III, sous les conseils du duc de Morny, chercha et trouva, après avoir essuyé le refus d'autres princes, l'archiduc Maximilien de Habsbourg qui venait de refuser d'être roi de Grèce.

Maximilien hésita, mais, encouragé par sa femme Charlotte, fille du roi des Belges Léopold Ier, il finit par accepter de devenir empereur du Mexique.

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